Haydn faiseur d’opéras : du giocoso au seria

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Suite de notre dossier Haydn avec un nouvel article sur les opéras composés par le compositeur, ce texte avait été rédigé par Bernadette Beyne, co-fondatrice de Crescendo Magazine.

Au sein du catalogue abondant de Joseph Haydn, la production scénique tient une place non négligeable tant par sa quantité que par sa qualité et son originalité. Elle comprend environ vint-six œuvres créées entre 1751 et 1796, parmi lesquelles de nombreuses sont représentatives des genres opératiques majoritairement en usage durant la seconde moitié du XVIIIe siècle: intermezzo, dramma giocoso, opera buffa, opera serie et singspiel. La récurrence de termes italiens n’est pas fortuite : entre 1766 et 1791, le compositeur autrichien n’écrivit pas moins de douze opéras italiens qu’il est possible aujourd’hui de porter à la scène, en plus de partitions plus anciennes (avant 1766) malheureusement conservées dans un état fragmentaire qui les réduit à une exécution concertante. Tous, à l’exception du dernier (Orfeo), furent composés pour la Cour des Esterhazy, et seuls quatre des cinq derniers -La Vera Constanza, La Fedelta Premiata, Orlando Paladino et Armide- furent représentés du vivant de Haydn hors de leur lieu de création, presque toujours sous forme de singspiel, des dialogues parlés en allemand venant remplacer les récitatifs secs. Ces quatre opéras furent ceux qui rencontrèrent le plus de succès à Esterhaza.

Bien qu’en réhabilitation ces dernières décennies, surtout sur les scènes françaises et allemandes, la plupart des opéras de Haydn furent d’emblée condamnés, en raison même de leurs conditions de création, à une diffusion restreinte et muselée, ainsi que l’avait lucidement compris leur auteur. Souffrant de l’inévitable comparaison avec Mozart dont ils ne sortent pas gagnants, ils se caractérisent toutefois par de nombreux atours : construction formelle et tonale admirable, verve rythmique, force expressive des récitatifs accompagnés, grande capacité de caractérisation des airs et richesse des effets orchestraux. Leur faiblesse réside davantage dans les livrets, peu plausibles ou dramatiquement creux, que la musique de Haydn ne parvient ni à combler ni à exploiter au maximum.    

  • Les prémices

Chanteur naturellement doué, doté d’une voix "faible mais agréable" et d’une maîtrise inopinée du trille vocal, Haydn intègre à l’âge de sept ans la Chapelle de la Cathédrale Saint-Etienne de Vienne où il reçoit "d’excellents maîtres l’art du chant, du clavecin et du violon". Chassé de cette maîtrise durant sa seizième année suite à la mue, Haydn trouve refuge dans une misérable mansarde au n° 1220 de la Michaelerplatz à Vienne, dont le troisième étage est heureusement occupé par le célèbre poète italien Pietro Metastasio, le plus grand librettiste dans le genre de l’opera seria, qui l’introduit auprès de Nicola Porpora. Auprès de ce dernier, Haydn apprend "les vrais fondements de la composition" et réalise "de grands progrès en chant, en composition et en langue italienne". Plus ou moins à la même époque, en 1751-1752, Haydn compose son tout premier opéra, Der Krumme Teufel, commandé par l’acteur comique en vogue Johann Kurz-Bernardon. Inspirée par la figure du directeur de théâtre boiteux Giuseppe Affligio, cette comédie populaire viennoise fut interdite au bout de trois représentations en raison de son contenu satirique.

Le premier opéra qu’Haydn compose pour le Prince Nicolaus Esterházy est Acide (Eisenstadt, 11 janvier 1763), festa teatrale en un acte, créé à l’occasion des noces du Comte Anton, fils aîné et héritier du Prince. Le livret de Giovanni Ambrogio Migliavacca, élève de Métastase, traite de la légende d’Acis et Galatée en s’inspirant de la version d’Ovide. La partition relève du genre seria; les airs dévolus aux personnages principaux (Acide, Galatea, Glauce et Polifemo) sont écrits dans la forme standardisée da capo et reflètent le penchant premier de Haydn pour les tessitures aiguës et les effets tapageurs de coloratura. Presque contemporaine d’Acide, la Comedia la Marchesa Nespola date probablement du printemps ou de l’été 1763. Inspirée par la commedia dell’ arte, elle devait comprendre originellement neuf airs individuels en italien (sept furent conservés) s’insérant au sein d’une pièce parlée en allemand.

  • 1766-1774: variété des formes et primauté du bouffe 

La Canterina (Eisenstadt, juin ou juillet 1766) récupère certains éléments de la fameuse satire de Benedetto Marcello, Il Teatro alla Moda (1720). Qualifié par Haydn d’intermezzo in musica, il respecte la tradition du genre par sa structure en deux parties (par ailleurs, chacune conclue par un quatuor) et par son sujet comique (la malice des femmes pour obtenir des hommes argent et bijoux), mais en diffère par le nombre de personnages (quatre au lieu de deux) et sa durée relativement longue (quarante-cinq minutes). Exempt d’ouverture, il fut exécuté isolément, sans être inséré entre les actes d’un opera seria, à Eisenstadt, ce qui permit au compositeur d’y introduire une dimension sérieuse et tragique, annonciatrice de la variété expressive de ses opéras futurs.

Carlo Goldoni (1707-1793), célèbre dramaturge vénitien, père de la comédie italienne moderne, fut sans conteste une source d’inspiration féconde pour Haydn qui trouva là un moteur à ses constructions musico-théâtrales : dynamisme associé à la comédie d’intrigue, recherche de réalisme dans la représentation des comportements, légèreté des thèmes, absence de pessimisme et approche humaniste, ainsi qu’en témoignent les deux opéras suivants. De la satire Lo Speziale (28 juillet 1768), rédigée par Goldoni en 1752 pour le carnaval de Bologne, Haydn a su tirer le meilleur afin de créer une partition qui renferme les avantages d’un opera de chambre, tant au niveau des effectifs que de la durée. Ce dramma giocoso, qui inaugura la maison d’opéra d’Esterhaza en 1768, est dominé par l’esprit bouffe (les deux parti serie originels furent réduits), prolongé et accentué dans l’accompagnement orchestral qui multiplie les effets, remarquable dans l’air de la constipation ou dans le deuxième finale avec ses notaires nasillards, illustrant une tradition comique alors fortement prisée. Le Pescatrici (16 septembre 1770) est bien plus vaste et ambitieux que les ouvrages lyriques précédents. D’une durée de plus de deux heures, il comprend sept personnages, de nombreux ensembles (aucun des autres opéras de Haydn n’en comporte tant), et les parti serie (Eurilda et Lindoro) et parti buffe se distinguent pour la première fois nettement, notamment par le jeu des tonalités. D’une grande diversité émotionnelle, Le Pescatrici marque une étape essentielle dans l’évolution de la conception opératique haydnienne.

En 1773, à l’occasion de la fête de la veuve du Prince Paul Anton, est présentée la burletta per musica en deux actes L’Infedelta delusa (26 juillet 1773), en lieu et place de la nouvelle version d’Acide d’abord envisagée et finalement reportée au 25 septembre 1774. Le livret de Marco Coltellini ne met en scène ni nobles ni bourgeois, ni dieux ni déesses, mais des paysans toscans qui s’expriment à l’occasion dans leur dialecte et se classent selon qu’ils soient fortunés ou démunis. L’Infedelta delusa, qui s’ouvre par une introduction dans le style pastoral, marque le sommet de la progression entamée avec La Canterina, notamment imprégnée d’un souci de concentration : l’argument, simple, suffit à maintenir l’action en mouvement et les personnages sont admirablement esquissés. Bien que l’élément bouffe domine, il ne résume pas l’ouvrage : "Avec ses considérations sur la pauvreté et sur la richesse, L’Infedelta delusa revêt une dimension incontestablement ‘progressiste’" (Marc Vignal).

Cette période se clôture avec Philemon und Baucis (2 septembre 1773), qui servit à l’inauguration du nouveau théâtre de marionnettes et dont il existe deux versions. Celle de l’opéra pour marionnettes de 1773 renferme un prologue intitulé Der Götterah et l’opéra proprement dit. Ne nous sont parvenus que deux brefs extraits du prélude et le livret complet, se terminant sur une représentation allégorique à la gloire des Habsbourg liée à la venue de l’Impératrice Marie-Thérèse. La version singspiel se différencie par une double amputation : celle du prologue et celle de l’allégorie finale.

  • 1775-1781 : transition, expérimentations et premiers succès

L’Incontro improvviso (29 août 1775), monté à l’occasion de la visite de l’Archiduc Ferdinand et composé sur un livret de Carl Friberth, est le premier des trois opéras italiens de Haydn reprenant un sujet déjà utilisé par Gluck, puisqu’il adapte celui de son opéra-comique La Rencontre imprévue (1764, d’après Dancourt). Ce dramma giocoso per musica fait office d’œuvre charnière par l’absence d’airs de type Sturm und Drang, par certains traits précis inédits (le duo d’amour Rezia-Ali ou le brillant air de Rezia de type napolitain), et par son envergure (plus de deux heures et demie) qui engendre malheureusement une dilution et un manque d’unité dans l’action. Cette "turquerie" préfigure l’Enlèvement au Sérail de Mozart. Sa large diffusion à l’extérieur d’Esterhaza s’explique notamment par l’intrigue, d’un genre particulièrement apprécié dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

En 1776, le Prince Nicolaus apporte de profonds changements à l’organisation de la vie opératique à Esterhaza. Il impose une fréquence bihebdomadaire de représentations d’opéras italiens en alternance avec des concerts, des pièces parlées et des productions en langue allemande vouées au théâtre de marionnettes. Pour celui-ci, Haydn compose notamment Didone abbandonata (1776), parodie avec anachronismes de l’œuvre de Métastase (1724), Hexenschabbas (1773?) et Die bestrafte Rachgier (1779). Il Mondo della Luna (3 août 1777), dramma giocoso, est le dernier opéra de Haydn où l’élément bouffe domine allègrement. Le livret est derechef emprunté à Carlo Goldoni, mais, par les modifications qui lui furent apportées, se rapproche également de la version employée par Gennaro Astaritta pour son opéra homonyme (Venise, 1775). Typique du XVIIIe siècle, il relève de la "comédie de situation" et s’inscrit dans la même tradition que le Cosi fan Tutte de Mozart : un érudit se sert de ses semblables comme objets d’expérience. La lune, "deus ex machina gouvernant les hommes et les choses", y tient une place prépondérante et son omniprésence se reflète musicalement par l’emploi de tonalités qui lui sont propres (mi bémol et ré).

Haydn connaît son premier réel succès en dehors d’Esterhaza avec La Vera Constanza (25 avril 1779) qui est repris à Pressburg, Vienne, Pest, Brno et Paris dans une adaptation française dénommée Laurette. La Vera Constanza s’apparente au genre semiseria : il synthétise efficacement les éléments sérieux et comiques, plutôt que de les opposer, notamment dans les finales des deux premiers actes, "finales à la chaîne" développés qui annoncent Mozart et "unissent les formules à l’italienne à l’intellectualisme viennois". Tant par sa richesse musicale, que par l’expressivité de ses récitatifs accompagnés et sa dimension humanitaire qui dévoile une cinglante critique sociale perceptible dans le traitement du personnage de Rosina -roturière tourmentée par une Baronne et délaissée par son Comte de mari- cet opéra fait figure d’exception dans la production haydnienne. D’exception, il est pareillement question dans L’Isola disabitata (6 décembre 1779), azione teatrale en deux parties, qui se distingue par son allure générale, sérieuse voire tragique, son livret, l’unique puisé chez Métastase, sa partition exempte de recitativo secco (absence qui l’inscrit dans la tradition inaugurée par J.A. Hasse), et sa conception dramaturgique qui repose sur un nombre restreint de personnages (quatre) et une action simple (unité de temps et de lieu, et décor unique). La structure musicale évolue souplement entre récitatifs, accompagnés par l’orchestre et thématiquement caractérisés, et airs, plus brefs que d’habitude et qui prolongent le développement psychologique esquissé dans les récitatifs.

La Fedelta premiata (25 février 1781), dramma giocoso per musica en trois actes, fut représenté pour l’inauguration du nouvel opéra d’Esterhaza (suite à l’énorme incendie qui ravagea l’ancien). Il passe pour être l’un des plus grands opéras de Haydn, dans le direct prolongement des avancées de La Vera Costanza. Le livret, dû à Giambattista Lorenzi, souffre de son alambisme et de son manque de cohérence, et la partition, hormis les deux amples finales, est structurée selon l’alternance traditionnelle récitatifs-airs et se démarque par sa puissance, son originalité, sa liberté et sa diversité formelle.

  • 1782-1791 : le seria, entre Renaissance et Antiquité romaine

Orlando Paladino (6 décembre 1782) est l’opéra de Haydn le plus représenté du vivant du compositeur en dehors d’Esterhaza (entre autres à Brno, Prague, Vienne, Mannheim, Nuremberg, Leipzig, Cologne, Saint-Pétersbourg), presque toujours dans sa version allemande (Ritter Roland). Le livret trouve évidemment son origine dans le poème épique Orlando Furioso de l’Arioste (1474-1533) narrant la déchéance d’Orlando devenu fou pour s’être épris d’Angelica, Reine de Cathay, elle-même amoureuse d’un autre homme, Medoro. Ce drame fut maintes fois remanié et mis en musique (par Lully, Vivaldi et Händel pour ne citer que les plus connus) et la version imposée à Haydn fut celle du librettiste Nunziano Porta (1775-1777) qui en accentue l’aspect comique par l’adjonction de nouveaux personnages, l’écuyer Pasquale et la bergère Eurilla. La partition, décrite comme un dramma eroicomico, dispose d’une grande palette d’expressions, tour à tour tragique, héroïque ou comique, renforcée par la diversité de personnages, chacun étant déterminé par une ou plusieurs tonalités qui se rattachent à une structure tonale globale originale et sophistiquée. Avec son Orlando, Haydn signe glorieusement sa dernière œuvre lyrique avec incursions bouffes, cantonnant ses deux derniers opéras, Armida et Orfeo, au genre seria.

Armida (26 février 1784), dramma eroico relatant les amours impossibles de Rinaldo et Armida, est, parmi les opéras produits pour Esterhaza, celui qui suscita le plus d’engouement auprès du public. Il tire ses racines littéraires de La Gerusalemme liberata du Tasse (1544-1595), autrement répandu par Monteverdi, Lully et Gluck. Le livret qui, avec celui de L’Infedelta delusa, fait partie des meilleurs mis en musique par Haydn et fut autrefois attribué à Jacopo Durandi, consiste en une compilation (peut-être réalisée par Porta) d’éléments neufs et d’emprunts à deux adaptations antérieures (Gazzaniga, 1772, et Naumann, 1773). L’ouvrage est le premier véritable opéra sérieux de grande envergure entrepris par Haydn et l’une des productions les plus luxueuses et fastueuses jamais montées sur la scène des Esterhazy.

En 1790, à la suite du décès du Prince Nicolaus, la troupe d’opéra est dissoute. Haydn gagne Londres où il reçoit la commande d’un nouvel opéra : L’Anima del Filosofo ossia Orfeo ed Euridice pour le King’s Theatre, haut lieu du lyrisme italien de la capitale britannique. Malheureusement, ce théâtre qui avait brûlé en 1789 n’obtint pas, après sa reconstruction achevée en 1791, la licence -en principe renouvelable chaque année- lui permettant de produire de l’opéra italien. Orfeo ne fut jamais représenté du vivant du compositeur. Il dut attendre 1950 pour être exécuté intégralement à l'occasion d'un enregistrement discographique dirigé par Hans Swarowski à Vienne, et 1951 pour être créé scéniquement au Mai musical florentin, avec Maria Callas dans le rôle d’Euridice et Erich Kleiber à la direction. L’Orfeo d’Haydn relate la légende d’Orphée telle que présentée dans les Géorgiques de Virgile et les Métamorphoses d’Ovide, dans un livret de Carlo Maria Badini volontairement "tout à fait différent" de celui utilisé par Gluck dans son œuvre homonyme, que Haydn connaissait bien pour l’avoir dirigée à Esterhaza en 1776. La première partie du titre de ce dramma per musica en quatre actes, L’Anima del Filosofo, est aussi authentique que mystérieuse, puisque si l’intrigue réfère bien à la philosophie, elle ne désigne aucun philosophe en particulier et aucun personnage n’est défini de la sorte. La partition se distingue des opéras d’Esterhaza par l’existence d’un chœur qui, comme dans les tragédies grecques, est présent tout du long et participe, commente ou illustre l’action, conférant par moments à l’opéra un aspect d’oratorio.

Bernadette Beyne

Dossier Haydn (I) : de la naissance à Londres

https://www.crescendo-magazine.be/dossier-haydn-ii-le-temps-des-triomphes/

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