Inspiré d’un essai de Czesław Miłosz, un ballet polonais évoque la résistance à la tyrannie

par

La Pensée captive, ballet en deux scènes sur des musiques de Philip Glass et Wojciech Kilar. Danseurs principaux : Tomasz Wojciechowski et Olga Karpowicz ; Corps de Ballet de l’Opera Nova de Bydgoszcz. 2012. Notice en polonais et en anglais. 83.55. Un DVD Dux 8139.

La figure de Czesław Miłosz (1911-2004) est de première importance dans la vie culturelle, sociale et politique de la Pologne du XXe siècle. Ce poète, romancier, essayiste et traducteur, Prix Nobel de Littérature en 1980, a connu une existence mouvementée. Petit-cousin d’Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz (1877-1939), poète lituanien d’expression française et diplomate (il représentera son pays à Paris en 1919 au moment de son indépendance), il en subira l’influence, et à travers lui, celle du scientifique et penseur suédois Emmanuel Swedenborg (1688-1762), qui imprimera la marque de sa pensée théosophique aux romantiques, puis aux écrivains du début du XXe siècle. Né en Lituanie, alors sous domination russe, Miłosz, après des études universitaires effectuées à Vilnius, rejoint la résistance polonaise à Varsovie pendant la Seconde Guerre mondiale, tout en poursuivant une activité littéraire entamée dans les années 1930. Entre autres initiatives, il s’engage dans les rangs d’un comité d’aide aux Juifs, ce qui lui vaudra d’être reconnu comme Juste parmi les nations. Après le conflit, il est nommé conseiller culturel aux Etats-Unis puis à Paris, mais décide de quitter la Pologne et le régime communiste en 1951 pour s’installer en France. 

Alors qu’il est censuré et interdit dans son pays, ses écrits circulent clandestinement. Il publie en 1953 La Pensée captive, un essai (en collection de poche chez Folio) dans lequel il examine le principe de la soumission, la place des intellectuels dans un régime totalitaire et la tentation qui leur est offerte de se plier aux événements de l’histoire, mais aussi le phénomène de l’exil et du déracinement. Son analyse impitoyable du régime soviétique fait scandale dans les rangs du parti communiste français. Devenu un symbole de résistance, il décide de s’installer aux Etats-Unis, où il enseigne dans une université californienne, et devient citoyen américain. Après les accords de Gdansk en 1980, il décide de rentrer en Pologne, mais la quitte à nouveau, insatisfait des compromissions qu’il constate. Il reviendra en 1992, définitivement cette fois, et vivra à Cracovie jusqu’à son décès à l’âge de 93 ans. Le Prix Nobel de littérature lui est attribué la même année que les accords de Gdansk. Le contexte politique de 1980 n’y est pas pour rien, mais il récompense à juste titre les hautes qualités littéraires d’un défenseur absolu de la liberté. 

Ce préambule développé est nécessaire pour comprendre à quel point Miłosz exerce encore une autorité morale dans la culture de son pays, et même européenne. Inspiré par la pensée de son célèbre compatriote, le chorégraphe polonais Robert Bondara, qui s’est formé dans plusieurs théâtres locaux, a participé à une série de projets de ballets. En 2011, il est invité par l’Opéra Nova de Bydgoszcz, une cité universitaire de près de cinq cents mille habitants située en Couaïvie-Poméranie, qui s’enorgueillit de posséder la salle de la Philharmonie Paderewski dont l’acoustique est exceptionnelle. Là, Bondara va concrétiser plusieurs projets dont La Pensée captive, en deux tableaux, filmés en 2012. Le spectateur est plongé, dès la Scène 1, dans l’univers d’un pouvoir violent, incarné par Tyrannos (Piotr Kobierzynski), qui exerce une répression brutale faite d’humiliations, de contraintes physiques et d’enfermement. Les manifestations y sont réprimées. Au cours de l’une d’elles, Mi (Tomasz Wojciechowski) rencontre Elpis (Olga Karpowicz). Un ami, Delta (Marius Kowalczyk), veut aller au secours d’une jeune femme. Arrêté, il est victime d’un cruel lavage de cerveau. Gamma (Sebastian Skalski), autre ami, se range du côté de l’oppression. Mi est accablé par la situation et trouve consolation auprès d’Elpis. Au cours de la Scène 2, la tyrannie est tout à fait installée, on assiste à une séance au cours de laquelle des livres sont brûlés. Toujours réconforté par Elpis qui arrive même à le sauver, Mi est au désespoir. Il réagira avec courage lorsqu’Elpis sera elle-même menacée, entraînant une révolte au cours de laquelle Tyrannos sera tué par Gamma. Elpis et Mi vont enfin pouvoir connaître le goût de la liberté.

Sur cette trame dramatique, Rober Bondara a imaginé un spectacle dépouillé, dans un contexte de danse contemporaine nourri d’un classicisme linéaire, avec des mouvements de foule soignés et des pas de deux émouvants, passionnés ou d’un intense lyrisme. Le décor est d’une sobriété absolue, le plateau nu n’étant surmonté que par une masse pierreuse qui symbolise tout autant une prison d’où des mains tentent de s’échapper qu’un espace surélevé qui permet certaines actions. Tout est en fait plus suggéré que montré crûment, avec une grâce dans les gestes et les mouvements qui, a contrario, renforce l’idée de l’oppression. La scénographie de Diana Marszałek, qui a étudié le graphisme et l’histoire de l’art, joue sur l’esquisse et le jeu des corps alors que les lumières de Maciej Igielski, aux dominantes bleutées et grises, apportent des effets sombrement tamisés bienvenus. Les costumes sont volontairement neutres et se transformeront en uniformes obligatoires dépersonnalisés, imposés par le tyran. La suggestion domine, elle fait plus office d’interpellatrice que la violence étalée : attitudes tournoyantes, actions saccadées, contacts fréquents avec le sol sur lequel les êtres sont traités comme des objets, comportements compulsifs, tout contribue à faire prendre conscience que la délivrance doit être au bout de la route de la résistance. Ce n’est pas pour rien que l’héroïne se nomme Elpis, comme le mot grec qui signifie espoir, et qu’elle porte une tunique blanche. 

Toute la troupe de l’Opéra Nova de Bydgoszcz s’investit à fond dans ce ballet aux arrière-plans politiques et moraux. Les danseurs étoiles qui incarnent Mi et Elpis, fins et racés, sont irréprochables en termes de souplesse, de qualités scéniques et de figures réussies. Quelques moments forts traversent l’action : le lavage de cerveau de la Scène 1, la séquence des livres brûlés au début de la Scène 2, avant celle des spectres voilés et de leurs jeux d’ombres, mais surtout l’extraordinaire révolte qui aboutit à la mort du tyran. Ici, la caméra, qui a déjà saisi toutes les subtilités de la danse, entre elle-même dans le circuit de la chorégraphie pour faire vivre la sensation de haute lutte.

Le ballet est porté par des musiques enregistrées, tirées de plusieurs partitions de Philip Glass : Symphonie n° 3, Glassworks, les solos de piano de Metamorphosis One & Two et de l’Etude n° 5, ainsi que le Concerto pour violon. Les côtés globalement minimalistes comme la douleur poignante de l’archet s’adaptent opportunément à une action toute en suggestions. Le poème symphonique Kościelec de Wojciech Kilar, écrit en 2009 pour commémorer le centième anniversaire de la disparition du compositeur polonais Mieczysław Karłowicz, disparu dans une avalanche à l’âge de 33 ans en faisant du ski dans les Tatras, page dont l’un des thèmes est l’aspect tragique du destin, vient compléter un choix de musiques tout à fait en situation. Le résultat est un DVD pour amateurs de danse contemporaine, mais aussi pour ceux qui estiment, et nous sommes du nombre, que la musique doit pouvoir, lorsque c’est nécessaire, jouer un rôle politique, en particulier dans l’actualité incertaine de notre temps. 

Note globale : 8

Jean Lacroix   

  

 

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