Intégrale des Suites pour violoncelle jouée à l’épaule : nouvelle tentative qui trouve l’équilibre dans la précipitation

par

Johann Sebastian BACH (1685-1750) : Suites pour violoncelle BWV 1007-1012. Sergey Malov, violoncello da spalla. Livret en anglais, russe, allemand. 2018. TT 73’28. Solo Musica SM 343.

Le livret retrace l’aventure : le jeune Sergey découvrit ces œuvres par un vinyle de Pablo Casals dans la collection paternelle. Jusque-là rien d’exceptionnel. L’écoute d’interprétations « historiquement informées » lui instilla un doute (comment cette musique aussi « légère et dansante » pourrait-elle convenir au violoncelle ?) et stimula son désir de les jouer de façon authentique. En hiver 2009, une vidéo de l’Allemande de la Suite no2 par Dmitry Badiarov, violoniste et luthier co-auteur d’un projet de résurrection du violoncello da spalla, motiva Sergey Malov à lui en commander un exemplaire. Sur lequel il donna quelques concerts, et se filma : le clip rencontra le succès et depuis lors l’instrument l’accompagne.

C’est là que le livret laisse cruellement sur sa faim car n’apprenant rien au mélomane qui n’est pas familier de ce cordophone et voudrait en cerner la facture, les spécificités. On aurait aussi aimé que l’interprète mette en perspective une telle exécution, ses enjeux, ses difficultés… En quoi répond-elle aux circonstances de composition ? On pourra alors se documenter sur le web : Violoncello da spalla – story of a rediscovery (The Strad), consulter violadaspalla.blogspot.com, ou www.lambertsmit.com

La résurrection du violoncello da spalla connut quelques étapes : l’ouvrage Shouldering the Cello in the Baroque Era de Gregory Barnett (1998) fut présenté par Sigiswald Kuijken (qui s’interrogeait alors sur l’instrumentarium accompagnant les cantates) au facteur Dmitry Badiarov en 2003, lequel se basa, pour une fabrication, sur trois modèles historiques, l’un à Leipzig, les deux autres conservés au MIM de Bruxelles. D’une taille voisine d’un très gros alto, ce spécimen fut cordé sous l’expertise de Mimmo Peruffo (Aquila Strings) afin que ce violoncello piccolo, qui se tient sanglé autour du cou, puisse sonner dans la tessiture adéquate. En 2012, Franz Klanner (Thomastik) confectionna des cordes synthétiques, utilisées sur l’exemplaire de Sergey Malov, qui emploie un archet de Luis Emilio Rodriguez Carrington fait pour lui.

À l’époque de Bach, un tel instrument tenu horizontalement permettait des doigtés familiers aux violonistes et le leur rendait ainsi aisément praticable, mieux que la viole de gambe (et ce qui deviendra le violoncelle moderne). On perd en profondeur, en autorité, ce qu’on gagne en mobilité, en clarté, en éclat harmonique. Comme l’écrivait Sigiswald Kuijken en avril 2005 (sur le site sus-mentionné) : «  il n’est guère étonnant que les célèbres Six Suites pour violoncelle seul puissent être exécutées d’une manière beaucoup plus naturelle sur une viola da spalla que sur un violoncelle actuel. Que Bach ait conçu les cinq premières Suites pour la version à quatre cordes du violoncello (la version plus courante) et que, dans la sixième Suite, il ait ajouté la précision à cinq cordes, voilà déjà une indication que la série des six suites a davantage été conçue pour le violoncello da spalla puisqu’il existait alors une version à cinq cordes de cet instrument. »

Sigiswald Kuijken enregistra d’ailleurs ces Suites « à l’épaule » (Accent, 2007), préservant une rugosité, leur géométrie, et le rustique caractère d’une certaine Allemagne centrale. Quelques mois après, Ryo Terakado (sur SACD Denon) osait une lecture plus lyrique, coulante et fouillée, d’un galbe narratif qui rappellerait l’école française de viole. Dmitry Badiarov les grava aussi toutes les six (chez Ramée), dans une acoustique d’église offrant une perspective large et aérée, ce qu’accusaient des phrasés fluides voire brumeux et une palette toute d’ombre.

Ne retiendra-t-on de la présente version (qui tient en un seul disque, moins d’une heure quinze !) que l’éviction des reprises et les tempi TGV ? Quelle vigueur ! Les mélomanes qui goûtent leurs Cello Suiten dans un noble gant de velours, qui privilégient les notes épanouies au noyau, en seront pour leurs frais. Ce n’est pas ici que le célébrissime Prélude de la n°1 viendra pérorer. Ni qu’on méditera sur les Sarabandes, aux humeurs aussi fortes que fugaces. Que dire alors de la Gigue de la n°3 ?! Elle vitupère dans ses dents, sans élever la voix. La carrure des danses se réinvestit par un élan qui semble ne jamais se résoudre à se poser, à reprendre haleine. La chorégraphie s’équilibre par son mouvement incessant, par son ornementation qui concourt à la (re)prise instantanée de l’assiette, comme les furtifs mouvements de balancier redressent le funambule. L’influx prime sur l’appui. On devine alors le prix de l’effort, permanent, pour conquérir une continuité qui évite le décousu, une acrobatie qui évite la gesticulation. Le filé de la Bourrée de la n°4 rassure : le virtuose russe n’improvise pas un discours qui semble couler de source et qu’il a mûrement travaillé et intériorisé, pour parvenir à une diction si évidente. Non par un legato poli en cabochon, mais comme un gemme dont chaque facette nous laisse apparaître un brillant fragment d’une inspiration séminale. Bref, un labeur de lapidaire plutôt que de mosaïste. Cela dans une projection franche mais sans agressivité. La temporalité contractée génère une physionomie nouvelle, délinéarisée, comme agrégée autour de paroles en abyme, qu’on peut apprécier sous de multiples angles.

Ainsi que le mentionne Sergey Malov dans sa présentation, le cycle entier est embrassé comme une seule grande histoire. Dont chaque bref chapitre semble inculqué de substrats qu’on n’avait guère perçus dans une discographie pourtant surabondante. Car si (soyez-en prévenus !) la hâte du phrasé précipite un paysage qui pourra décontenancer, la thermodynamique de l’interprétation génère une autre précipitation, celle des chimistes qui dans l’éprouvette voient se cristalliser d’intrigants agrégats : les soupçonnait-on dans la liqueur de ces pages ?

Son : 9 – Livret : 4 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

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