Jean-Pierre Armengaud a retrouvé Le Loup de Dutilleux
Henri Dutilleux (1916-2013) : Sonate pour piano ; Ballet « Le Loup » (version pour piano – premier enregistrement mondial) ; Trois Préludes. Jean-Pierre Armengaud, piano. 2020-2021. 70’13. Livret en anglais et en français. Grand Piano GP790.
Dans cet album, Jean-Pierre Armengaud nous propose trois œuvres pour piano importantes, et fort différentes, d’un compositeur absolument majeur du XXe siècle, pourtant plus volontiers associé à l’orchestre, tant il en maîtrisait les couleurs. On y trouve sa Sonate de 1948, que l’on peut considérer comme son véritable Opus 1, l’inattendu ballet « Le Loup », de peu postérieur (et pour la première fois au disque dans sa version pour piano), et enfin les Trois Préludes beaucoup plus tardifs (1973, 1977 et 1988).
En 2008, le grand musicien américain Robert Levin, un ami de trente ans du compositeur, en avait enregistré l’intégrale pour piano, attirant ainsi, magistralement, l’attention sur une œuvre non pas confidentielle, certes, mais qui méritait cet éclairage.
Alors que, dans la Sonate, nous sentions Robert Levin surtout préoccupé de poésie et de spiritualité, Jean-Pierre Armengaud nous semble privilégier ici davantage le récit et les émotions. Sous ses doigts, l’Allegro con moto a quelque chose d’oppressant, parfois même de brutal, et les moments plus calmes n’en sont pas pour autant apaisants. Le Lied ne nous apporte pas vraiment la paix non plus, et bien que le tempo soit mesuré, nous ne respirons pas à notre aise. Dès lors, il était assez attendu que le Choral et ses quatre Variations (que le compositeur considérait comme les quatre mouvements d’une sonate -comme une Sonate dans la Sonate) soit une sorte de course à l’abîme dont la tension ne se relâche que dans la troisième variation. Une lecture qui, assurément, ne manque pas de puissance et qui, étonnamment car elle dure plus de deux minutes de plus que celle de Robert Levin qui semblait nous prendre par la main, nous saute à la gorge.
Et cela nous prépare bien à la suite, avec Le Loup.
Nous n’imaginons guère aujourd'hui Henri Dutilleux en « raconteur d’histoire »... Et pourtant, il avait été très sensible à l’émotion qui se dégageait de celle-ci, disant : « En somme c’est La Belle et la Bête en plus cruel. » Plutôt que d’essayer de la résumer, en voici le scénario, tel qu’il a été conçu par Jean Anouilh et Georges Neveux :
« Le jour même de son mariage, un jeune marié trop insouciant, s’enfuit avec une bohémienne. Grâce à la complicité d’un montreur d’animaux, il fait croire à la mariée qu’il s’est changé en loup. La mariée s’en va donc au bras de celui qu’elle prend pour son époux. Mais, peu à peu, elle découvre que ce loup est un vrai loup. Sa première frayeur passée, elle se sent attirée par cet être qui, à l’inverse des hommes, est incapable de faiblesse et de mensonge. Aussi, quand les gens du village prévenus donneront la chasse au loup, elle le défendra et mourra avec lui. »
Pendant près de soixante ans, le compositeur a refusé que l’on joue son œuvre en concert sans la représentation chorégraphique (c’est pourquoi elle n’est pas dans l’intégrale de Robert Levin). En 2010, quelques mois après la mort de son épouse, la pianiste Geneviève Joy, qui aimait beaucoup la musique de ce ballet et trouvait dommage de ne pas la jouer pour elle-même, Henri Dutilleux est revenu sur sa décision.
C’était au moment d’une reprise à l’Opéra de Paris. Le seul enregistrement symphonique qui en existait alors était encore introuvable. Il s’agissait de celui réalisé en 1955, peu après la création, par l’Orchestre des Champs-Élysées sous la direction de Paul Bonneau, avec Jean Anouilh lui-même comme récitant (en trois petites minutes, au tout début, il présente toute l’action, de sa voix grave et timbrée, tout en douceur et en sobriété). Henri Dutilleux en avait fait faire des copies pour que les danseurs puissent répéter avec le son de l’orchestre, et non pas, comme cela avait été le cas en 1953, avec le seul piano, tel que nous le propose aujourd'hui Jean-Pierre Armengaud.
Bien sûr, cette version n’a pas les coloris, le brillant, la sensualité de celle pour orchestre. Elle n’en a pas moins d’autres qualités. Dans le livret, le pianiste rapporte ce que lui a dit le compositeur : « Après le succès du ballet, j’ai voulu écrire une partition pour piano du Loup, mais j’ai plus tard songé à supprimer cette œuvre de mon catalogue, comme je l’ai fait pour les Fragments symphoniques, car mon langage avait évolué et j’avais renoncé à poursuivre dans ce style de musique de scène, qui nécessite le spectacle… Je n’ai pas supprimé la version-piano car je pense que les interprètes pourront en tirer quelque chose. » Et c’est bien ce que cet enregistrement confirme. Avec les seuls noirs et blancs du piano, donc sans la diversion que peuvent apporter les trouvailles multicolores de l’orchestre, et aussi, là encore, par le choix d’une lecture qui privilégie l’expression, l’interprète nous met pleinement au cœur de ce que ressentent les protagonistes. Et certains passages, comme la mort du Loup et de la Belle, y sont pour le moins impressionnants.
Et puis, voilà qui ouvre des perspectives de représentations scéniques, qui peuvent reprendre la chorégraphie de Roland Petit, pour un budget plus accessible. Cette histoire, fantastique et insolite, riche de ce qu’elle nous dit de nous-même, alliée à cette musique qui lui donne toute sa saveur, mérite à n’en pas douter d’être proposée plus souvent au public.
Et enfin, pour clore cet album, les Trois Préludes (D’ombre et de silence, Sur un même accord et Le jeu des contraires). Ils nous montrent à quel point Henri Dutilleux était à l’aise avec la technique du piano, le jeu de pédale, les résonnances. Il faut dire qu’il avait, en son épouse Geneviève Joy, une excellente pianiste auprès de lui. Dommage qu’elle n’ait pas, telle Yvonne Loriod avec Olivier Messiaen, suscité davantage d’œuvres pour son instrument de la part son compositeur de mari. Il est vrai aussi qu’Henri Dutilleux a volontairement laissé un catalogue très resserré à la postérité.
Finalement, ce projet qui pouvait paraître, a priori, assez disparate, trouve une certaine cohérence, en grande partie grâce à l’interprétation de Jean-Pierre Armengaud. Incontestablement, il a quelque chose à nous dire d’assez homogène sur ces différentes facettes de la musique d’Henri Dutilleux.
Son : 7 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8
Pierre Carrive