Jehan Alain : l’orgue sensuel et philosophe de Thomas Monnet

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Jehan Alain (1911-1940), « Le grand rythme de la vie » : Suite ; Préludes profanes ; Petite pièce ; Trois Danses, Aria. Thomas Monnet, orgue de l’église Notre-Dame d’Auteuil (Paris). 2019. Livret en français, anglais. TT 60’39. Hortus 180.

Coïncidence du contexte et d’un prétexte. L’actualité discographique a parfois l’honneur d’entrer en singulière résonance avec l’actualité tout court. En l’occurrence celle des peuples inquiets, qui nous rappelle la fragilité de l’humain et nous invite à l’introspection ou à la tentation philosophe. Ainsi ce CD récemment reçu par la rédaction de Crescendo, dont un des deux axes est « la réflexion personnelle sur la vie », nous explique le livret signé de l’interprète. Le second tropisme invoque « l’orgue néoclassique primitif », bien que cet aspect ne soit pas très clairement explicité dans le fascicule. Devinons l’argument : plaider pour une facture post-symphonique, recentrée sur la tradition ? Car oui, Jehan Alain avait succombé à la voix des ancêtres, -à l’Abbaye de Valloires ou au Petit-Andelys, au point de demander l’ajout d’un larigot à l’orgue familial de Saint-Germain-en-Laye, construit par son père Albert. Lequel participa en 1934-37 à l’extension du Cavaillé-Coll de l’église Notre-Dame d’Auteuil que nous entendons sur ce CD. Pas une star du patrimoine parisien mais propice au répertoire français du XXe siècle, comme l’avaient déjà montré quelques albums (Widor, Vierne, Tournemire, Messiaen, Duruflé…) chez divers labels comme Triton ou Aeolus. Choix d’autant plus pertinent que les travaux par Denis Lacorre, achevés voilà deux ans, ont rendu une nouvelle santé à cet orgue du XVIe arrondissement de la capitale. C’est, je crois, le premier disque depuis cette toute récente restauration. La console n’offre rien de pléthorique (53/IV+péd) mais se distingue par sa douce harmonie, sa cohésion, sa générosité : la netteté et la sensualité requises par les deux grands opus du programme trouvent ici un vecteur à leur mesure.

Chez Hortus, Yoann Tardivel s’était consacré en 2011 aux pièces les plus populaires (Fantaisies, Danses à Agni Yavishta, Variations sur un thème de Clément Janequin, Le jardin suspendu, Litanies). Le présent album fraie sa propre voie, complémentaire, permettant ainsi à ce label d’inscrire à son catalogue une quasi-intégrale de l’œuvre organistique. Les deux Préludes profanes de 1933, la phosphorescente Aria de 1938, s’insèrent logiquement dans ce programme dédié au temps qui passe et éprouve, à la méditation sur l’existence, et complètent les deux vastes triptyques. Envers lesquels la discographie n’est pas avare puisqu’on y recense une vingtaine d’enregistrements de la Suite (1936). Et même une large quarantaine des ultimes Trois Danses, pour lesquelles on n’hésitera pas à consulter les anciennes contributions de Jean-Louis Gil à Pithiviers (Emi, 1974) et de Christophe Mantoux sur le monstre sacré de Saint-Ouen de Rouen (Motette, 1991, Grand Prix de l’Académie Charles Cros). Marie-Claire Alain, la célèbre benjamine de la fratrie, demeure au fondement (tant historique qu’honorifique) de cette discographie qu’elle alimenta à plusieurs reprises entre 1955 (Erato) jusque 2004 (Intrada) ! Son témoignage gravé à Saint-Christophe de Belfort (1972) constitue toujours le mètre-étalon pour son évidence et son engagement. Pour une fiabilité plus classique, on peut se réfugier chez les remarquables coffrets mid-price d’Éric Lebrun, lucide et subtil (1995, Naxos, aux Quinze-Vingts) et Jean-Baptiste Robin, un peu plus coloré (Brilliant, 2008-2010).

Sans entrer dans une recension des alternatives, précisons d’emblée que Thomas Monnet se situe parmi les plus intéressants et convaincants. Le choix de tempi justes, voire langoureux, confère aux partitions leur plein épanouissement, témoignant aussi d’une forte connivence entre les œuvres et cet organiste qui paraît les avoir intimement réfléchies, et faites siennes. Sachant les adapter au lieu et à ses contraintes, puisque il les a aussi jouées fin novembre en concert sur les ressources atypiques de Saint-Maurice de Bécon-les-Bruyères. Les registrations les plus fournies sonnent denses mais sans opacité, grâce à l’aération des textures, à la palette stratifiée : onctueux oui, flasque non. Et surtout, quelle suavité du vent ! Mentionnons que la captation prodigue un splendide relief. Le seul regret concernerait quelques passages rythmiques (exigeant certes une impeccable coordination des doigts et des pieds) et une souplesse qui ne saurait rivaliser avec l’ardeur militante de Marie-Claire Alain. Face à cette aune canonique, le propos s’avère ici en revanche plus ambitieux quant à révéler un spectre expressif complet, comme s’il voulait satisfaire tous les compartiments évoqués dans ces pages. Les tendresses, les jaillissements, les certitudes, les malices, les doutes, les résignations… Au substrat de cette palette, n’oublions pas les précieuses vertus de cette approche : l’intériorité comme creuset, et un rare pouvoir d’émotion qui humanise cette musique autant qu’elle le doit.

Répétition quasi hypnotique, fluidité, diatonisme non exempt d’ambiguïté harmonique : Introduction et Variations rappelle les Nuages debussystes et, comme eux, cultive les métaphores aériennes, les effets d’estompe et de brume qui dans leur simplicité en divulguent trop pour ne rien dissimuler… et laissent donc le champ de l’imaginaire s’ouvrir pour les deux émancipations (2’33, 4’19) avant une conclusion sur le choral qui nous reconduit au mystère du début. Comparé à Marie-Claire Alain à Belfort, Thomas Monnet se montre moins flagrant, plus réfléchi (quel art de la césure, de l’écoute intérieure, ponctuée par les soupirs de la mécanique !), mais ne s’avère pas moins prenant ! Ni moins poète, ferme dans le discours mais riche d’évocation, à la façon dont l’ambitionnait Gaston Bachelard : « désancrer en nous une matière qui veut rêver. »

Le Scherzo s’entend conduit avec rondeur, moins crispé, plus lié que le staccato obstiné (buriné !) de Marie-Claire Alain, irremplaçable brulot par ses corrosions à l’acide, ses incantations belliqueuses, peut-être excessives mais face auxquelles la présente lecture semble édulcorée. Souhaiterait-on un surcroît de véhémence dans les deux jaculations centrales (1’45, 2’46) ? Certes il est difficile de faire crier rage à un orgue qui se voudrait ogre, c’est pourtant l’effet qui conviendrait, pour s’approcher de ce que le compositeur briguait par ailleurs pour ses Litanies : « l’impression d’une conjuration ardente. La prière ce n’est pas une plainte, c’est une bourrasque irrésistible qui renverse tout sur son passage » ! En tout cas l’onde souterraine de la dernière section (3’54) est pertinemment rendue par le pédalier d’Auteuil, tel un lointain bouillonnement des abysses.

Le Choral reste une des rhétoriques les plus charpentées et verticales d’Alain. N’y faudrait-il faire hurler les tuyaux, en toute raideur à l’instar du tonitruant Blockwerk médiéval ? La tribune d’Auteuil conjoint une netteté et un moelleux qui à sa manière forte et aimable -avec l’aplomb et la grâce d’une cariatide, répond à ces clameurs annonçant les hiératiques agrégats de Messiaen.

Joies veulent de l’adresse pour faire swinguer l’intrépide thème syncopé (0’54), et plus encore pour sa superposition avec le choral introductif (4’00). Tandis que le moto perpetuo (5’11) doit réussir des lignes de fuite suggérant la fugacité sans brouiller les horizons. On pourrait exiger encore plus haletant, plus urgent ou jubilatoire, mais Tomas Monnet ne ménage pas la savonneuse instabilité requise par les chorégraphies chaloupées. Il reste parmi ceux qui maitrisent le mieux ce cahier des charges, osant même une complexité des plans qui enrichissent la perspective.

La structure en arche de Deuils nécessite un regard d’architecte. Monnet s’accorde une acuité de dramatisation qui n’oublie pas la respiration sous-jacente du cérémonial -cette palpitation du cœur sous le marbre qui dalle l’oppressive procession funèbre. Le molto scherzando (6’29) se décoagule impeccablement de la passacaille et, implacablement, amène le climax qui demeure le plus poignant et grandiose d’Alain : dans cet acmé, le Cavaillé-Coll resplendit à plein poumon, tendu de ferveur et d’éclat.

Comme dans la première danse, Luttes sollicite autant d’intelligence que de dextérité pour articuler les pulsations déphasées et les complexes polyphonies qui doivent animer les résurgences de Joies. Monnet se confronte à l’enjeu et réussit mieux encore à faire maugréer les solennités de Deuils injectées en abyme, qui dialectisent cet ultime et conflictuel volet. Affirmation de la vitalité triomphante, ombre de la mort, et finalement « lutte pour la vie qui aide à surmonter la souffrance » selon les mots de la sœur. Mots qui résonnent comme un message de courage, et se heurtent à ceux, plus fatalistes, en didascalies, du Deuxième Prélude profane : dans le « grand rythme de la vie », pénétré par « ceux qui ont travaillé sans relâche et sans espoir », l’auditeur osera-t-il concevoir que l’espérance daigne triompher au sein des destins et des nations en péril ? Faire face, pour reprendre la devise d’un aviateur, comme Alain trop tôt disparu, en combattant héroïquement.

Réécouter quelques jalons majeurs d’une discographie pourtant abondante confirme qu’aucun n’est parfait pour rendre justice aux diverses facettes de ces œuvres. Les quelques réserves exprimées ci-dessus ne doivent pas occulter que, par la cohérence de son programme et la profondeur humaniste de son interprétation, nous avons ici un disque qui mérite de faire date. Pour redécouvrir cet univers de questions essentielles, où Alain a mis beaucoup de son âme, ou y entreprendre vos premiers pas.

Christophe Steyne

Son : 10 - Livret : 8 - Répertoire : 10 - Interprétation : 9

 

 

 

 

 

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