Kafka-Fragmente de György Kurtag :  Anna Prohaska et Isabelle Faust sur les chemins de l’errance

par

György Kurtag (°1926) : Kafka-Fragmente op. 24, pour soprano et violon. Anna Prohaska, soprano ; Isabelle Faust, violon. 2020. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes allemands traduits en français et en anglais. 58.06. Harmonia Mundi HMM902359. 

Donné en première audition publique le 25 avril 1987 au Festival de musique de chambre contemporaine de Witten, cité de Rhénanie-du-Nord, le cycle de lieder Kafka-Fragmente, composé entre juillet 1985 et mars 1987 a déjà fait l’objet de plusieurs enregistrements, à commencer par celui des créateurs, la soprano Adrienne Csengery et le pianiste András Keller, pour le label Hungaroton, en 1992. D’autres suivront : Anu Komsi et Sakari Oramo (Ondine, 1996), Julian Banse et András Keller, ce dernier pour la seconde fois (ECM, 2006), Tony Arnold et Movses Pogossian (Bridge Records, 2009) ou Caroline Melzer et Nuri Stark (BIS 2015). Cette fois, Anna Prohaska et Isabelle Faust mettent leurs personnalités complices au service d’une nouvelle version de ce cycle interpellant. 

Kurtag a dédié ses Kafka-Fragmente à la psychologue Marianne Stein, spécialiste du travail avec les artistes, qu’il a rencontrée à Paris en 1957 lorsqu’il suivait les cours d’Olivier Messiaen et Darius Milhaud. C’est elle qui lui a permis de surmonter une crise créative qui est évoquée dans l’excellente notice signée par la dramaturge Anne Do Paço. A la même époque, Kurtag commença à s’intéresser à l’œuvre de Franz Kafka, en particulier à La Métamorphose, univers énigmatique dans lequel il projetait sa situation personnelle. On lira avec intérêt le descriptif détaillé de cette double influence. Trente ans plus tard, Kurtag a été fasciné par de courtes phrases et des fragments qui ne proviennent pas de l’œuvre littéraire proprement dite de Kafka mais de textes de l’auteur à usage privé. Le journal intime, la correspondance et les récits posthumes du Pragois, publiés par son ami Max Brod sous le titre Préparatifs de noces à la campagne, sont ainsi sollicités. Kurtag en retire de brefs passages, parfois un tout petit nombre de mots, qui vont former l’ossature de ce cycle en quatre parties et en quarante séquences, dont certaines durent à peine quelques secondes. 

« Des sentiers dans le maquis de l’existence », titre la notice de cet album. On pourrait tout aussi bien parler de « recherche de pistes pour un chemin de vie », car les allusions à la marche, à la danse du temps, aux cachettes, au mouvement, aux déplacements ou à des buts à atteindre, non déterminés, parfois fantasmés, sont offerts pêle-mêle à la réflexion de l’auditeur. Ce dernier se doit, texte en main lors de l’écoute, de découvrir un à un ces courts extraits, d’une effarante concision existentielle et aux formulations parfois abstraites, dans leur philosophie même. Avec des messages qui éclairent une route souvent ténébreuse, comme celui-ci : Le vrai chemin passe sur une corde qui n’est pas tendue en hauteur, mais à ras de terre, il semble plutôt destiné à faire trébucher qu’à être parcouru. Cet hommage explicite à Pierre Boulez est la seule séquence de la Partie II (n° 20). Les trois autres parties, tel un puzzle à éventuellement reconstituer, se nourrissent d’une série de petites esquisses émotionnelles, dans un mélange de symboles, de notations de sensualité, de sentiments aussi variés que l’enfermement, l’hésitation, la douceur de la tristesse ou de l’amour, et de narrations angoissées d’où l’humour n’est pas exclu, bien au contraire. Ce que deux photographies décalées des interprètes, dont l’une est en couverture, met en lumière, à la manière d’un clin d’œil ambivalent.

Pour illustrer cet univers insolite et éclaté, Kurtag, tout en sobriété austère ou en élans qui vont jusqu’au cri projeté, installe entre la soprano et la violoniste une tension qui se traduit par des inflexions, des vocalises incertaines, des langueurs, des pizzicatos, des silences suspendus… Le tout dans un contexte de concentration troublante, où le texte fait apparaître des aspects liés à la danse, des paysages imaginaires, le sommeil, la lune, des animaux (chiens de chasse, léopards) et bien d’autres allusions, lyriques ou psychologiques. L’ensemble est énigmatique, étrange, voire dérangeant, mais surtout fascinant. On cherchera peut-être une impossible solution à une recherche qui se révèle d’abord existentielle dans le texte n° 16, Keine Rückkehr A partir d’un certain point, il n’est plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre

L’interprétation est magistrale. Anna Prokaska est totalement investie dans ce parcours labyrinthique au sein duquel sa voix limpide et engagée évolue de façon poétique, sans excès même dans l’extrême, en parfait accord avec le violon brillant et affuté d’Isabelle Faust, concernée dans tous les détails, qu’il s’agisse de jaillissements de notes ou de l’investissement d’entrées dans le lancinant mystère. A chaque instant, les deux interprètes mettent au service de textes sibyllins et d’une musique aux aspérités ésotériques, leur haute conception d’une partition qui ne laisse jamais indifférent et qui laisse après audition bien des incertitudes quant au sens de l’existence. Kafka/Kurtag ? Une rencontre à méditer.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix             

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.