Karajan en concert à Berlin

The Berliner Philharmoniker and Herbert von Karajan: 1953–1969 live in Berlin. Livret en anglais et en allemand. 24 Hybrid SACD/CD. BPHR 240291
N’y allons pas par quatre chemins, ce coffret d’enregistrements live d'Herbert von Karajan à Berlin, est un événement éditorial considérable.
Dans le cadre des parutions de son label, la phalange berlinoise ne pouvait pas passer à côté d'un coffret en hommage à son illustre chef, comme elle l’avait déjà fait pour Wilhelm Furtwängler. On imagine facilement tout le travail d’identification et de sélection de ces bandes de 23 concerts, captées entre 1953 et 1969, admirablement restaurés et issues des fonds de la RIAS (Rundfunk im Amerikanischen Sektor et de Sender Freies Berlin (SFB) sans perdre de vue l’excellence de la numérisation d’après les bandes originales. Mais le résultat est là, présenté dans un superbe écrin de collection, conçu par le peintre et sculpteur Thomas Scheibitz, qui outre les enregistrements sur 24 CD/SACD (hybride) propose un copieux livret d'accompagnement avec de très nombreuses photos et des essais dont l’un du biographe de Karajan, Peter Uehling.
Karajan en concert, c’est un peu un mythe. Certes, il existe des bandes éditées ça et là, parfois avec attention, parfois avec nonchalance, mais jamais une parution ne nous avait permis d’apprécier le grand chef en concert. De plus, Karajan, grand technophile, nous laisse plutôt une image d’un chef de studio, maniaque de la technologie. Rien que l'énoncé de ce fait, s’avère particulièrement révélateur de l’importance de ce coffret
Evolution du son de l’orchestre
L’aventure commence en 1953, soit juste au tournant des ères Furtwängler et Karajan qui devient chef à vie des Berliner Philharmoniker en 1956. Sur une durée de 16 ans, la personnalité sonore de l’orchestre évolue. Le niveau de virtuosité reste constant mais on entend clairement une forte de verticalisation du son, allié à une lisibilité parfaite des pupitres. Karajan a travaillé au laser cette identité sonore, parvenant sans doute à hisser sa phalange vers un absolu en termes de qualité technique qui explose avec l’urgence du concert. Cette évolution s’accompagne également, à partir de 1963, avec l’installation des Berliner Philharmoniker sur la scène de la Philharmonie de Berlin. Karajan pouvant alors maximiser ses ambitions dans cet écrin taillé à sa mesure et sur mesure pour sa conception du son. La comparaison des trois versions de la symphonie n°9 de Beethoven (1957, 1963 et 1968) est à ce titre révélatrice avec une lecture de 1968 acérée et conquérante qui emporte tout dans une tempête musicale inouïe.
Certains témoignages sont renversants à l‘image des redoutables Variations pour orchestre, opus 31 de Schoenberg, réglées avec la précision instrumentale et la luxuriance d’une montre de haute horlogerie. On admire également la flexibilité de la phalange, évidemment à son affaire dans le grand répertoire austro-allemand mais aussi fabuleusement souple et colorée dans le Prélude et l’après midi d’un faune de Claude Debussy ou la suite n°2 de Daphnis et Chloé de Maurice Ravel.
Karajan live : une expérience extraordinaire
L’expérience du concert permet d’apprécier le style de Karajan et en quoi il était, de son temps, foncièrement révolutionnaire. Ce qui frappe d’emblée c’est l’incroyable énergie que le chef transfère à son orchestre. Tous ces concerts sont chauffés à blanc, traversés par un charisme musical renversant. On entend ici toute l’évolution que le chef opère entre une tradition de culture germanique du son et l’influence d’un Toscanini qui dégraisse la matière orchestrale. Rien n’est jamais épais, tout est nerveux, dégraissé, conquérant en s’appuyant sur une virtuosité orchestrale inimaginable. Karajan joue de l'orchestre, tel un peintre hypnotisé par sa palette. Les fulgurances et les climax sont nombreux un Also Sprach Zarathoustra virtuose et dansant comme jamais, une Symphonie n°5 de Sibelius incandescente, une Symphonie n°9 de Schubert tel un ballet d’ombres, une Symphonie du Nouveau monde portée au rang d’épopée mythique, une Symphonie n°5 de Tchaïkovski épique, une Symphonie n°3 de Beethoven, acérée et tranchante telle une lame d’un sabre fendant l'air, une Symphonie n°4 de Schumann (qui ne cède en rien au légendaire enregistrement de Furtwängler par son impact dramaturgique), romantique mais humaine et parfois même chambriste dans certains thèmes ou encore de Don Quichotte, combattant, héröique mais jamais résigné de Richard Strauss (en compagnie de Pierre Fournier et de Giusto Cappone).
Né au vingtième siècle, Karajan avait connu et côtoyé tous les grands noms de la direction de la première moitié du XXe siècle. Il en avait retenu que l’expérience du concert est primordiale, lieu de rencontre des énergies d’un chef tout puissant et d’un orchestre galvanisé. Dès lors la baguette de Karajan n’est au concert jamais figée capable d’alterner des orages orchestraux (sidérants climax dans Also Sprach Zarathoustra ou la Symphonie n°5 de Sibelius), mais capable d’émouvoir en tirant des émotions du mouvement lent de la Symphonie n°5 de Tchaïkovski.
Bien sur, la comparaison avec les enregistrements studios du chef, penchent en comparaison de ces derniers, avec par exemple la Symphonie n°5 de Prokofiev dont le studio cerne mieux la force implacable ou des symphonies de Brahms, ici plus libres, mais dans lesquelles les enregistrements DGG atteignent un niveau de fini vertigineux.

On compte également quelques relatives déceptions comme une Symphonie n°41 de Mozart un peu lourde ou un Magnificat de Bach, qui souffre du poids d’une vision désormais dépassée. On se passera volontiers de quelques Haendel en technicolor.
Karajan et les solistes
Le coffret propose également des rencontres solistiques, parfois un poil décevante avec un Concerto n°20 de Mozart un peu épais avec Wilhelm Kempff ou un Concerto n°2 de Brahms avec Géza Anda dont on préfèrera la version studio chez DGG, mieux canalisée. Le Concerto n°3 de Beethoven avec Glenn Gould n'est pas une rareté ayant été officieusement et officiellement édité (Sony), mais c’est plus une tête d’affiche médiatique qu’une lecture impactante. Malgré de beaux moments (dans le mouvement lent), on sent que l’adéquation n'était pas parfaite entre les deux géants. Du côté des grands moments par contre des Quatre derniers lieder de Strauss, automnaux aux nuances magiques avec Elisabeth Schwarzkopf, également magistrale dans un air d’Ariadne auf Naxos du même Strauss. Le Concerto pour hautbois de Richard Strauss encore avec le fabuleux Lothar Koch est une grande référence par le soin incroyable et l’engagement musical du chef dans l’accompagnement de cette œuvre un peu marginale, qui se dévoile ici comme un diamant ciselé. Terminons par une oeuvre un peu marginale mais que Karajan appréciait : le Concerto pour 3 pianos de Mozart avec le chef dirigeant son orchestre du clavier en compagnie Jörg Delmus et Christoph Eschenbach
Le répertoire
L’intérêt de ce coffret est bien sur de documenter l’art du chef en concert dans ses chevaux de bataille, mais de corriger aussi l’idée de sa conception de certaines oeuvres par rapport à des versions du studio parfois décevantes : on pense à la Symphonie n°9 de Dvořák dont les enregistrements DGG et Warner sont parfois trop “brahmisants” ou la Symphonie n°9 de Schubert, ici énergique et revigorante alors que la lecture de studio pour Warner, est très décevante.
Autre grand attrait de ce coffret : documenter le chef dans du répertoire du XXe siècle et on admire sa flexibilité passant des vapeurs expérimentales des Atmosphères de Ligeti, à la pureté anglicane de la Fantasia on a Theme by Thomas Tallis de Ralph Vaughan Williams. Karajan porte presque au rang de chef d'œuvre l’Aubade pour orchestre de Richard Rodney Bennett ou l'étonnant Capriccio pour soprano, violon et orchestre de Rolf Liebermann. Ces œuvres bénéficient du même engagement et de haut degré de préparation que les grands chefs-d'œuvre, pas de laisser aller et de nonchalance avec Herbert von Karajan.
Dès lors, comment ne pas se ravir de cette boîte aux merveilles ! On espère dès lors un second coffret concentré sur les années 1970 et 1980.
Note globale : 10