La Missa Solemnis de Beethoven selon René Jacobs : un hymne d’humanisme et de paix

par

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Missa Solemnis. Polina Pastirchak, soprano ; Sophie Harmsen, mezzo-soprano ; Steve Davislim, ténor ; Johannes Weisser, basse ; Chœur de Chambre de la RIAS de Berlin ; Orchestre Baroque de Fribourg ; René Jacobs, direction. 2019. 72’08. Livret en français, en anglais et en allemand (texte chanté reproduit en latin seulement, mais disponible avec un lien dans les 3 traductions). 1 CD HMM902427.

La Missa Solemnis est le grand chef-d'œuvre religieux de Beethoven. Il la considérait comme son œuvre la plus ambitieuse. Nous pouvons la comparer à sa Neuvième Symphonie : composées presque simultanément, d’ampleur comparable, elles sont toutes deux le message ultime de l’amour de Beethoven pour l’humanité. L’un, sur le texte sacré de la messe catholique, dans lequel l’expression de sa foi dépasse le cadre de la cérémonie religieuse pour atteindre à l’universalité ; et l’autre, dont l’utilisation d’un texte profane dans son dernier mouvement, pour la première fois dans l’histoire de la symphonie, vient couronner son bouleversant appel à la joie et à la fraternité.

Autant nous pouvons recevoir intensément le message de cette Neuvième Symphonie, sans rien savoir des règles de la symphonie, ni même comprendre les paroles de l’Ode an die Freude de Friedrich von Schiller, autant la Missa Solemnis prend une toute autre dimension si nous prenons conscience de certains messages que Beethoven a voulu faire passer. Et ce n’est pas faire injure à une écoute instinctive que de dire cela. D’une part, une écoute même déconnectée de toute connaissance de quoi que ce soit réservera à l’auditeur d’authentiques et profondes émotions. Et d’autre part, le public pour qui cette messe a été écrite n’était pas aussi varié que celui qui y a accès deux siècles plus tard ; il avait les « codes ».

Cet enregistrement, qui était très attendu, a le grand mérite de proposer un très long entretien avec René Jacobs. Sa lecture, si possible sur le site de l’éditeur où le texte est encore plus complet que dans le CD, s’avère non seulement passionnante, mais aussi extrêmement éclairante sur les intentions de Beethoven. Et, même sans lire tout cela partition en main pour comprendre tous les détails des exemples mentionnés, nous comprenons à quel point Beethoven savait ce qu’il faisait. Il avait un esprit très critique sur les dogmes religieux, de réelles connaissances historiques, et pouvait même à l’occasion convoquer l’humour. Être sensibilisé à tout cela en écoutant la Missa Solemnis lui donne assurément une stature encore plus élevée.

On a beaucoup dit que Beethoven était athée. Cette analyse de René Jacobs, et l’écoute de son enregistrement, nous montre plutôt qu’il était « tout à la fois profondément religieux (c’est-à-dire, imprégné de la croyance en l’existence d’une puissance divine) et agnostique (considérant l’absolu et la transcendance comme inaccessibles à l’intelligence humaine). » 

Cet enregistrement a été réalisé en mai 2019 dans la foulée d’une série de concerts, dont un à la Philharmonie de Paris où nous étions, avec exactement la même distribution. Nous avions noté « une interprétation parfaite d'intelligence, de clarté, d'équilibre », avec un Freiburger Barockorchester « comme d'habitude, éblouissant de justesse et de musicalité. », avec notamment « les sonorités des bois, et leurs couleurs très caractérisées, mais toujours homogènes. » 

Tout comme dans cet enregistrement, le RIAS Kammerchor était disposé comme cela se faisait couramment à l’époque : sur les côtés de part et d'autre de l'orchestre, avec les solistes vocaux au centre mais derrière. Nous les avions trouvés « impressionnants de perfection, avec une splendide palette de nuances. » Tous les musiciens jouaient debout (à l’exception bien sûr des violoncelles), ce qui leur donne une liberté de mouvement qui ajoute à l’expression et favorise l’écoute mutuelle. Et, de fait, tout le monde était manifestement et magnifiquement sur la même longueur d’onde. Et quelles ondes ! Sans doute davantage celles de la vitalité et du recueillement que celles de l’émotion, mais à un tel niveau de cohérence et de réalisation que nous avions été subjugués.

Nous retrouvons tout cela dans l’enregistrement. 

Le Kyrie ne manque pas de puissance mais n’est jamais brutal, et même souvent caressant. L’orchestre y est prodigieux et les solistes vocaux se fondent dans le chœur, en toute humilité. 

Le Gloria est des plus jubilatoires que l’on puisse imaginer, avec un orchestre et un chœur qui s’expriment d’une seule voix. Au début du Gratias agimus tibi, l’orchestre est miraculeusement enveloppant, et le quatuor vocal peut se laisser aller à plus d’expression, sans pour autant tomber dans un quelconque narcissisme. La fugue finale est d’une plénitude sonore stupéfiante, à la limite de l’ivresse euphorique, évitée in-extremis par un tout dernier « gloria » à peine murmuré.

Le Credo a quelque chose de joyeux, avec une énergie époustouflante, des contrastes accusés, des ruptures assumées. Le début de l’Et incarnatus est, avec une flûte qui se fond avec les voix solistes, telle la voix des anges, est hypnotisant ; la suite n’est pas en reste. L’effet de l’impressionnant Et resurrexit n’en est que plus saisissant ; le chœur, d’un peu moins d’une cinquantaine de chanteurs, y est d’une puissance inouïe. Dans l’Amen conclusif, le quatuor vocal est merveilleusement sobre, presque instrumental ; nous sentons l’abnégation dont chacun fait preuve dans cette interprétation.

L’orchestre et le quatuor vocal pendant tout le Sanctus sont tout simplement sublimes de sobriété, avec au milieu un Pleni sunt cœli qui surgit comme un diamant. Dans le Benedictus, le solo de violon (qui, selon René Jacobs, « incarne Jésus-Christ, roi de justice venu sauver les hommes » -il précise également : « Jésus a été pour Beethoven une figure d’identification. »), joué par Anna Katharina Schreiber, est admirable de sûreté, mais surtout de sensibilité, loin de toute virtuosité démonstrative. L’ensemble est d’un calme et d’une sérénité méditatifs.

La voix de Johannes Weisser (basse), au début de l’Agnus Dei, amène idéalement un chœur d’une douceur renversante. Sophie Harmsen (mezzo), puis Steve Davislim (ténor) prolongent le miracle. Et enfin, Polina Pastirchak (soprano) vient couronner le tout, avec une économie de moyens confondante. Le Dona nobis pacem peut alors se déployer, avec toute sa variété instrumentale, ses allusions guerrières, que René Jacobs sait rendre allégrement vivantes, sans forcer le trait. Dans le dernier Presto, l’orchestre brille de mille feux et tous les musiciens seraient à citer tant ils savent chacun mettre en valeur la couleur très particulière de leurs instruments, tout en ayant le même geste musical. Et enfin, tout le monde se retrouve pour conclure une Missa Solemnis qui aura été d’un bout à l’autre, en particulier grâce à ses transitions, impressionnantes de cohérence, et éblouissantes quand elles mènent vers la lumière, un miracle d’intelligence, d’équilibre et de sobriété. 

Pour terminer, citons à nouveau René Jacobs, pour ces propos qui illustrent parfaitement la philosophie de son enregistrement : « Lorsque Beethoven écrit le mot “paix”, il songe à l’absence de conflits entre les hommes (la paix extérieure), mais aussi en chacun de nous (la paix intérieure) -autant de tourments dont Beethoven avait souvent fait l’amère expérience. »

Son : 8 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive

 

 

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