La Passion selon St.Matthieu de Bach face aux aléas du contenant et du contenu

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La parution presque simultanée du remarquable enregistrement de René Jacobs et d’un ouvrage de 560 pages d’un théologien et bibliste luthérien, relance la discussion sur la façon d’interpréter la Passion selon saint Matthieu, non seulement comme musique – le contenant – mais en ouvrant aussi le débat longtemps différé sur le sens du texte – le contenu – avec toute son ambiguïté. En effet, le récit évangélique de la Passion et son extension sous la forme de livrets d’oratorios inspirent au chrétien des sentiments qui vont de la repentance de ses péchés comme cause de la mort de Jésus au rejet de cette responsabilité sur le peuple juif. Malgré cette contradiction, le christianisme a entretenu une tradition millénaire d’exclusion et de persécution des Juifs qui rendra possible, au sein d’une population chrétienne à 95%, une tentative d’extermination complète sans qu’aucun de ses auteurs ne soit excommunié, ni même ouvertement dénoncé.

Dans quelle mesure cette double dimension – piété et haine - imprègne-t-elle les innombrables œuvres musicales inspirées par la Passion ? D’importantes différences existent au niveau des textes, même au niveau évangélique. Alors que Matthieu ne parle que des grands-prêtres, des scribes et des anciens, Jean désigne systématiquement « les Juifs » donnant à son évangile un ton accusateur dont la tradition fera l’accusation collective de déicide avec toutes les conséquences que l’on sait. Aussi s’est-on, à la fin du XXe siècle, interrogé sur la place que cet aspect pouvait tenir dans la Passion selon saint Jean de Bach (1) notamment à cause de la violence des chœurs de la foule. Mais peut-on reprocher au musicien de mettre son talent au service d’un texte dont il n’est pas responsable ? Le problème se pose différemment dans la Passion selon saint Matthieu car, si le texte ne désigne pas explicitement « les Juifs », il renferme en revanche les fameux versets 27, 24 et 25 qui font dire à « toute la foule » les paroles qui justifieront dans la tradition la malédiction définitive des Juifs : « Que son sang soit sur nous et nos enfants ».
L’originalité du travail du Prof. J.M.Schmidt est de reconnaître ce que, avant lui, un organiste et compositeur de Dusseldorf, Oskar Gottlieb Blarr, avait, le premier, osé souligner dès 1980 : « Une composition incroyablement belle et grandiose comme la Passion selon saint Matthieu de Bach transporte, sans le vouloir, des éléments antijudaïques qui pénètrent l’âme de l’auditeur ». C’est ce que reprend le Prof. Schmidt en parlant de Wahrnehmung und Wirkung c’est-à-dire de la perception et de l’influence de la dimension antijudaïque de l’œuvre, si longtemps ignorée par la plupart des commentateurs, en particulier s’ils sont allemands et chrétiens. L’histoire de la Passion selon saint Matthieu est, en effet, une histoire allemande depuis qu’émergeant de l’indifférence où l’avait laissée la seconde moitié du XVIIIe siècle, elle est devenue un chef-d’œuvre national et non plus une œuvre de routine parmi tant d’autres, vite oubliées après leur exécution. Les Passions étaient en réalité des objets d’ameublement liturgique luthérien qu’on renouvelait chaque année : Telemann en a ainsi composé 46, Carl Philpp Emmanuel Bach 22.
L’auteur analyse donc en détail cette histoire allemande et luthérienne, porteuse durant près de quatre siècles de Judenfeindlichkeit et plus particulièrement au départ de l’évènement qui, le premier, va consacrer l’ importance de cette Passion dans l’histoire de la musique. C’est ce que Mendelssohn a souligné non sans ironie en 1829 en disant que « c’est grâce à un Juif que l’Allemagne a découvert son plus important chef-d’œuvre religieux » !
L’étude approfondie des textes des arias et de leurs origines dans la littérature présente dans la bibliothèque de Bach ainsi que de l’usage qui est fait des chorals met en évidence les contenus implicites, en particulier lorsque la « fille de Sion » ou le chrétien pécheur deviennent des partenaires indignés du drame comme s’ils voulaient l’arrêter. La perception de cette musique et de son contenu entre 1829 et 1950 fait l’objet d’une analyse détaillée des commentateurs de Bach, qu’ils soient musicologues ou théologiens, plus particulièrement à travers l’abondante littérature accompagnant les dates anniversaires de 1935 et 1950 entre lesquelles s’est déroulée la tragédie de la Shoah. On y perçoit toute l’ambiguïté de la musicologie allemande d’après-guerre et il faudra pratiquement attendre le début du XXIe siècle pour que les interprétations du thème de la Passion cessent d’être prisonnières des seules stéréotypes chrétiens. C’est ce qu’illustrent également quelques nouvelles Passions exemplaires (2). Cet aspect reste malheureusement ignoré (3) dans l’important livret qui accompagne le nouvel enregistrement d’Harmonia Mundi. On doit regretter enfin que le vaste travail du Prof. J.M.Schmidt ne renferme pas d’index alphabétique.
Frans Lemaire
2013, Institut für Christlich-Jüdische Studien, Humbold-Universität Berlin, 566 pages,
Verlag W.Kohlhammer, Stuttgart. ISBN 978-3-938435-04-5

(1) Dagmar Hoffmann-Axthelm, Bach und die « perfidia Judaica ». Zur Symmetrie der Juden-Turbae in der Johannes-Passion, Basler, 1989 et Michael Marissen, Lutheranisme, Anti-judaisme and Bach’s St.John Passion, Oxford Univeristy Press, 1998.

(2) C’est le cas, en particulier, des Passions de O.G.Blarr (1985) et en l’an 2000 de W.Rihm, O.Golijov et M.Drude. Elles ont été commentées dans mon livre La Passion dans l’histoire et la musique. Du drame chrétien au drame juif (Fayard, 2011).

(3) Même dans la Brockespassion de Telemann dont le caractère antisémite est évident, René Jacobs refusa d’en faire état lors des exécutions en 2005 et dans l’enregistrement Harmonia Mundi paru en 2008. Et s’il admire Arnold Schering pour sa recommandation « dès 1936 » de remplacer dans l’interprétation de Bach, l’esprit et la sensibilité romantiques par l’ « exaltation affective », il faut rappeler que ce même musicologue n’a pas mis son talent qu’au service de J.S.Bach mais aussi, dès 1933, à celui de la glorification raciale de la musique allemande et à l’expulsion des Juifs – Alfred Einstein et Curt Sachs en particulier – d’une musicologie moderne dont ils avaient été, après 1918, parmi les principaux fondateurs.

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