Le Baroque au goût du jour, deux nouvelles parutions instrumentales

par

Triptyque. Oeuvres de  Johann Sebastian Bach (1685-1750) et Jean-Paul Estiévenart (*1985). Jean-Paul Estiévenart, trompette. Marcel Ponseele, hautbois. Anthony Romaniuk, clavecin, piano, orgue. Il Gardellino. 2022.  Livret en anglais, français.   51’21. Fuga Libera FUG 804

Réflexions.  Oeuvres de Adrian Robak (*1979). Anna Firlus, clavecin, orgue. Krzysztof Firlus, viole de gambe, pardessus de viole, contrebasse. 2021. Livret en polonais, anglais.   60’52. DUX 1848

Sib la do si : dès les premières secondes, la célèbre signature s’entend en exergue et initie la rencontre entre trois artistes pour lesquels Bach tient une place centrale, dans la carrière, le répertoire, ou la pratique. Non seulement Jean-Paul Estiévenart joue les œuvres du Cantor, mais il les honore comme base d’improvisation. Lui et Marcel Ponseele, qu’il admire et dont il a souhaité la collaboration, ont conjoint leurs univers respectifs : le jazz, le baroque. Au cœur du projet, un triptyque articule les phases de la destinée. Structurant ces trois volets successifs (Miseria, Transitio, Transfiguratio) : la vie dans ce qu’elle a de plus sombre, l’adieu au monde, puis la transfiguration délestée des attaches et tourments terrestres. Au programme, des sinfonias et chœurs tirés de cantates, des mouvements de concertos, un Prélude du Wohltempiertes Klavier, accompagnés par le petit ensemble Il Gardellino qui se prête ici de bonne grâce à la polyvalence.

« Bien sûr jouons du Bach, mais improvisons aussi un peu » ambitionnait Anthony Romaniuk dans un récent album en duo avec le flûtiste Toby Sermeus, que nous commentions en juin dernier. Aux claviers (clavecin, piano, orgue), il s’attribue dans le présent disque un rôle de médiation : un passeur au sein d’un espace d’expérimentation, sondant les capacités d’accueil, de perméabilité du Concerto pour clavecin en ré mineur, de l’émouvant Mit Fried und Freud Ich fahr dahin, et du Prélude en si bémol mineur. Ce laboratoire en guise de terrain de jeu est investigué autour de deux piliers qui ne mélangent pas leurs codes : une approche de la musique ancienne historiquement informée, et le jazz contemporain. « Notre but n’était pas de fusionner les styles, mais plutôt de placer chaque style dans son contexte » précise Anthony Romaniuk.

Bref, deux écoles, deux éthiques s’expriment dans leur idiome, sans vouloir déborder de leur sphère, mais aussi communiquent en des zones délimitées, se rapprochent, s’enrichissent au gré de dialogues décloisonnés, laissés à l’inspiration partagée. « Ponseele, Romaniuk, Estiévenart ! Je crois que c’est le début d’une grande histoire » assume le trompettiste, ce qui du moins en dit long sur la connivence de la réalisation, et l’enthousiasme à jouer ensemble. Quelles que soient les intentions ci-dessus invoquées, le concept n’est pas follement inventif, mais s’accomplit avec talent, se déroule sans rupture de ton, volontiers sombre et dramatique, avant la conclusion lumineuse et éthérée. Une écoute cohérente et prenante, que les micros d’Aline Blondiau contribuent à charmer.

Diplômé de l’Académie de musique de Katowice avec un grade de Docteur, Adrian Robak y étudia la théorie et l’écriture. Ses créations s’ouvrent à divers effectifs, depuis la musique de chambre avec guitare (deux disques en témoignent) jusqu’aux tableaux symphoniques, à grand orchestre et chœur. Il s’investit aussi dans les procédés électroniques, les contributions pour la scène et le cinéma. Il professe désormais à l’Université de Silésie, notamment pour la Szkole Filmowej, concrétisant son attachement au Septième art. Il participa à des ateliers qui couvrent un vaste champ chronologique, depuis la musique ancienne jusque le contemporain. Une dualité qu’illustre le présent CD, à travers quatre œuvres non datées dans la notice, particulièrement en sa première moitié qui propose deux partitions pour un couple d’instruments éminemment baroques : clavecin et viole, dont le pardessus, l’aigu de la famille des gambes. Entre l’euphonie du Sostenuto, les mélodieux affects du Largo et le martèlement de l’Agitato, les Cinq pièces cultivent un langage où l’audace s’inscrit sur fond de tradition. Le Concerto tripartite navigue dans les mêmes eaux, entre consonance et recherche harmonique, zestées par la voix aigre et stridente qui s’extirpe de l’archet.

La seconde partie du disque inclut deux œuvres avec orgue, en solo ou duo, portant un titre en français. Avec contrebasse, À la recherche d’un maître se présente comme un diptyque autour de la symbolique de l’acacia : mort, résurrection et immortalité. Intitulé "C’est un arbre qui donne de l’ombre sur la tombe du maître", le premier volet se veut une réflexion autour de deux axes : la dramaturgie de la mort tragique, et la quête lugubre de l’ultime demeure. Ambiance morne, hypnotique, que les cordes creusent dans une décantation new age, mâtinées de concessions au soundtrack et tentations au dogme « répétitif ». Ce minimalisme mystique trouve son exutoire dans le second volet (Feuilles d’acacias), aux accrocheuses embardées lyriques.

Pour orgue seul, les Trois inspirations citent des fragments textuels d’auteur inconnu et illustrent des vecteurs de la personnalité humaine : le lien amical avec individus riches et pauvres pourvu qu’ils soient vertueux (un canevas sobre, dépouillé, relevant d’une certaine naïveté néoclassique), l’aspiration à se perfectionner et dépasser les défauts qui entravent la vie sociale (des agrégats progressivement colorés à mesure que s’anime la rudimentaire polyphonie), et enfin (à l’instar du schéma de l’album Triptyque) un détachement « de la folie du monde, de la pernicieuse concurrence et des basses motivations » vers la transcendance. À l’oreille, un final en forme de moto perpetuo, de toccata-carillon, qui se résorbe dans la douceur.

Anna et Krzysztof Firlus, les deux interprètes et époux, émanent du même conservatoire qu’Adrian Robak, et y enseignent aussi. Leurs engagements et leur discographie témoignent d’un répertoire de large spectre, qui les prédispose à cerner les exigences stylistiques de ce programme. Le livret ne précise pas si ce CD inaugure un premier enregistrement de ces œuvres, mais on l’imaginerait volontiers. On reprochera surtout à ce livret de ne rien dire des instruments. La seconde page mentionne certes les lieux de sessions. On en déduirait que les tuyaux (plages 9-13) sont ceux de l’Académie de Katowice (le nouvel orgue construit devant les fresques d’Emil Noellner ?) et de l’église św. Antoniego de Chorzów. Dommage que le label polonais, qui par ailleurs produit régulièrement d’intéressants disques d’orgue, nous réduise à ce laconisme et ces incertitudes.

Fuga Libera : Son : 9 – Livret : 7,5 – Répertoire & Interprétation : 8,5

Dux : Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 7,5-9 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

 

 

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