Traverso & pianoforte autour de J.S. et C.P.E. Bach : trois nouvelles parutions

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Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Sonates en trio en ré mineur Wq 145, en do majeur Wq 149, en si mineur Wq 143. Sonate pour flûte et clavier en ré majeur Wq 83. Sonate pour flûte en la mineur Wq 132. Fantaisie en fa dièse mineur pour clavier Wq 67. François Lazarevitch, flûte. Justin Taylor, pianoforte. Livret en français, anglais, allemand. Juillet 2020. TT 79’43. Alpha 768

Sonatas, Fantasias, Improvisation. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonates pour flûte et basse continue en mi mineur BWV 1034, en mi majeur BWV 1035. Sonates pour flûte et clavecin obligé en si mineur BWV 1030. Anthony Romaniuk & Toshiyuki Shibata : Fantasia on a Sarabande [d'après Partita en la mineur BWV 1013] ; Fantasia on an Andante [d'après Sonate pour orgue no 4 en mi mineur BWV 528]. Anthony Romaniuk : Improvisation (Resonance Arps). Toshiyuki Shibata, traverso. Anthony Romaniuk, clavecin, pianoforte. Livret en anglais, français. Mai 2021. TT 58’20. Fuga Libera FUG 792

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Partitas no 1 en si bémol majeur BWV 825, no 5 en sol majeur BWV 829. Concerto nach Italienischem Gusto (« concerto italien » en fa majeur) BWV 971. Contrapunctus VIII [Die Kunst der Fuge BWV 1080]. Duetto en mi mineur BWV 802. Toby Sermeus, pianoforte. Livret en anglais, allemand, néerlandais. Août 2020. TT 63’36. Et’cetera KTC 1723

Quatre Sonates, dont les 143, 145 et 149 en trio du catalogue Wotquenne où le violon est remplacé par la main droite au clavier. Voir par exemple les frères Kuijken pour la version originale (Accent). Et deux œuvres où les deux artistes brillent respectivement comme soliste. Dont la Sonate en la mineur sans accompagnement, un des chefs-d’œuvre du répertoire pour flûte, probablement écrite pour Frédéric Le Grand alors que le compositeur était à son service à la Cour de Prusse. Marquée du sceau de l’Empfindsamkeit et de l’expression spontanée du sentiment au gré d’un discours qui semble parfois s’improviser. François Lazarevitch ne s’est d’ailleurs pas privé de proposer « des modifications parfois conséquentes aux reprises des deux mouvements rapides », restant fidèle à l’inventivité dont témoigne l’Essai sur la véritable manière de jouer les instruments à clavier. Un souffle pur, subtilement moiré, sans affèterie, et un brin rugueux, quêtant sans ambages ce que ces pages nous disent en secret.

Au pianoforte, Justin Taylor a choisi l’amère Fantaisie en fa dièse mineur, qui date de l’ultime période créatrice, et que l’on retrouve au disque dans maintes anthologies, au premier rang desquelles celles de Gustav Leonhardt (Seon) et Andreas Staier (DHM). C’est d’ailleurs un regard astringent et sans concession aux mondanités qui semble guider ces monologues et dialogues tels que focalisés par les deux musiciens, dont les rigoureux échanges, les chassés-croisés (on ne dira jamais assez l’importance des silences dans ces partitions funambules où le sens nait en creux) rappellent ce constat d’Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray) : « pour éprouver la réalité, il faut la voir sur la corde raide. On ne juge bien des vérités que lorsqu'elles se font acrobates ». De haute tenue, exigeante, révélatrice des troublantes ambivalences qui à mot couvert émanent de ces microcosmes en chapelet : une lecture digne de leur ambition, témoin d’un certain apostolat. « Mon frère vit pour composer quand je compose pour vivre » ironisait Johann Christian Bach. François Lazarevitch et Justin Taylor se hissent à cette ligne de crête.

Études en Australie, à la Manhattan School of Music de New York, installation à Anvers : les deux interprètes partagent un parcours commun, mais aussi un répertoire étendu à la musique baroque, contemporaine et au jazz. Les voici réunis par ce projet discographique : « bien sûr jouons du Bach, mais improvisons aussi un peu ». Trois des quatre Sonates pour flûte (BWV 1030, 1034, 1035) abordées en bonne et due forme, moyennant les nécessaires habillages en termes de continuo et d’ornementation. Et aussi des élaborations autour de deux autres opus du Cantor de Leipzig : la Sarabande (troisième mouvement de la Partita pour flûte seule BWV 1013), précédée d’un prélude laissé à l’inspiration de Toshiyuki Shibata et agrémentée d’un accompagnement au pianoforte ; et l’Andante de la Sonate pour orgue no 4 traité en une sorte de jam session lors des espaces ouverts par cadences et transitions. L’exercice de crossover se veut néanmoins cadré : « pour ne pas sombrer dans un métissage de styles, nous avons essayé de rester fidèles à l’esprit du langage musical de Bach » précise Anthony Romaniuk, lequel nous offre aussi une brève improvisation poétiquement baptisée Resonance Arps.

Le flûtiste japonais alterne deux traversos de construction toute récente (2020-2021), d’après la facture baroque allemande, spécialement conçus pour cet enregistrement ; on aurait apprécié que le livret détaillât la ventilation des pièces qui leur sont confiées. Anthony Romaniuk emploie un clavecin de Detmar Hungerberg (1996, d’après Pierre Donzelague) et un pianoforte de Kerstin Schwarz-Damm d’après un Silbermann de 1749. La connivence des artistes, leur pratique à large spectre, et l’intuitive qualité de leur dialogue font de cet album capté au Concertgebouw de Bruges un intéressant terrain d’expérimentation. Au demeurant, l’approche des Sonates s’avère chétive ; malgré quelques préciosités, la flûte privilégie la chasteté de l’émission. Muselé par une captation évidée, le duo réfrène une réalisation peu expansive qui tend à miniaturiser et confidentialiser ces pages. Au vu du pédigrée des deux musiciens et de la note d’intention, on s’attendait à une entreprise moins corsetée et plus corsaire, mais le résultat reste délicat et soigné.

Si l’on en croit le biographe Johann Nicolaus Forkel, pour Johann Sebastian Bach le clavicorde présentait plus d’âme que le clavecin. Et selon son élève Johann Friedrich Agricola, les premiers pianofortes de Gottfried Silbermann qu’il toucha lui semblèrent trop faibles dans l’aigu, et difficiles à manier. Les exemplaires plus tardifs qu’il put essayer en 1747 à la Cour de Frédéric Le Grand lui donnèrent cependant meilleure satisfaction. On aurait aimé que le livret du CD nous en apprît davantage sur l’instrument ici choisi, copie d’un Silbermann de 1749 construite en 2013 par Kerstin Schwarz, vraisemblablement le même que celui joué par Anthony Romaniuk dans le disque que nous commentons ci-dessus. On en lira une présentation en anglais sur sur le site de la factrice allemande.

Le programme puise aux Clavierübungen I (deux Partitas), II (Concerto nach Italienischem Gusto) et III (Duetto), et inclut le Contrapunctus VIII de L’Art de la Fugue. La discographie de l’œuvre pour clavier du Cantor croise parfois le pianoforte. On consultera par exemple l’album « Bach & The early pianoforte » de Luca Guglielmi (Piano Classics, 2014), qui confronte cette copie de Kerstin Schwarz avec des copies d’un Cristofori florentin (1726) et de clavicorde. Les six Partitas furent même enregistrées par Genzoh Takehisa sur une copie de Silbermann fait par Kenta Fukamachi (Alm Records, 2015). Par le même artiste japonais, on trouve une vidéo de la Courante BWV 825, qui révèle combien le pianoforte bien employé et capté peut susciter un convaincant relief. Or le relief ne semble pas l’atout du présent disque qui se distingue surtout par ses pastels et sa sensibilité à fleur de peau.

Joué au clavecin, le « Concerto italien » requiert un instrument à deux claviers pour faire sentir les contrastes dynamiques entre passages concertino et tutti. On doute que ce brillant et loquace opus soit celui qui convienne le mieux à un pianoforte, malgré ses ressources de nuances. Le contrepoint BWV 1080 requiert une netteté polyphonique qui s’accommode mal du sfumato, sauf à en brouiller les plans dans le halo des teintes. L’approche séduit par sa finesse, ses subtils réseaux de réfraction, mais s’avère assez partiale quand elle émousse les angles de la polyphonie et en tamise les éclairages. On savoure le résultat dans les Allemandes et Sarabandes, mais les danses (Gigues, Menuets) se mignardisent. L’interprétation instruite de Toby Sermeus, spécialiste de l’exécution sur instruments d’époque, manifeste une délicatesse qui s’apparente à une certaine gracilité, tirant ces pages vers l’Empfindsamkeit. Bach moins architecte ou sculpteur que tisserand : un peu réducteur ? Succombez selon votre goût.

Christophe Steyne

Alpha : Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Fuga Libera : Son : 7 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 7,5

Et’cetera : Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

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