Le Quatuor Modigliani transcende avec passion Grieg et Smetana

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Edvard Grieg (1843-1907) : Quatuor en sol mineur n° 1 op. 27. Bedřich Smetana (1824-1884) : Quatuor en mi mineur n° 1 « De ma vie ». Quatuor Modigliani. 2022. Notice en français et en anglais. 63’ 09’’. Mirare MIR682.

Vingt ans déjà de présence discographique pour le Quatuor Modigliani, qui a servi avec bonheur les grandes pages classiques ou romantiques (Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Brahms, Schumann), mais aussi Dvořak, Bartók ou Dohnányi. La riche collaboration avec le label Mirare (quinze albums) se prolonge cette fois avec un couplage peu courant qui unit Grieg et Smetana. Pour ce dernier, dont le bicentenaire de la naissance date de quelques jours, plus précisément du 2 mars, l’hommage est particulièrement bienvenu. Car sa partition, composée dans des circonstances douloureuses, est poignante. Nous allons y revenir.

Edvard Grieg compose son premier quatuor en 1877/78, donné en première audition à Cologne en octobre qui suit. Le Norvégien a passé l’été de 1877 dans une magnifique région de son pays, le Hardanger. Mais, comme l’écrit Melissa Khong dans la notice, la beauté inouïe de l’endroit n’aurait pas pu apaiser l’âme tourmentée d’un homme marqué par la mort de sa fille, celle de ses parents et une crise de confiance décuplée par un mariage au bord de la rupture. Si l’accueil est mitigé, Franz Liszt, qui entend l’œuvre à Wiesbaden, l’apprécie et veut la faire connaître. C’est peut-être bien grâce à lui que Grieg ne détruira pas sa partition. 

Dès le premier mouvement, où l’on retrouve le thème de Spillemænd (« Ménestrel ») op. 25 n° 1, une mélodie de Grieg sur un poème d’Henrik Ibsen, les Modigliani assurent une frappante densité sonore. Alliée à une déclamation qui entraîne une atmosphère orchestrale, l’intensité de l’Allegro confère à ce quatuor une réelle force dramatique, que peu d’interprètes ont ainsi portée. La Romanze s’épanouit, comme magnifiée par les paysages que le compositeur avait sous les yeux. Une beauté pastorale, mais aussi des accents fiévreux traversent cette page, avant un Intermezzo qui évoque la danse folklorique populaire norvégienne Halling. Le final, un Presto al Saltarello, lui aussi marqué par la danse, est un moment de vitalité enthousiasmant. Les Modigliani confèrent à cette partition parfois décriée une hauteur de vues peu courante. Leur homogénéité, la richesse de leurs sonorités, leur sensibilité et leur implication émotionnelle maîtrisée mettent cette version au sommet d’une discographie où l’on rencontre des valeurs éprouvées comme les Kontra (BIS, 1991), les Vertavo, compatriotes de Grieg (Simax, 1998), les Auryn (COP, 2001), les Raphaël (Regis, 2007), les Chilingirian (Hyperion, 2007) ou, plus récemment, les Oïstrakh (Muso, 2019). 

Les mêmes qualités se retrouvent dans cette merveille qu’est le poignant Quatuor « de ma vie », partition dominée par des évocations autobiographiques. Achevé à la fin du mois de décembre 1876, peu de mois avant celui de Grieg, créé en mars 1879 après une audition privée à laquelle a participé Dvořak à l’alto, il met en évidence la souffrance de Smetana, victime d’une surdité définitive, dont les conséquences vont être lourdes dans les quelques années qui lui restent à vivre. Que de déchirements dans cette partition ! Les Modigliani les soulignent dans une acérée confrontation au destin. L’Allegro vivo appassionato s’inscrit dans cette optique, à la fois dépouillée et tragique, entre réminiscence du passé et avenir incertain. Dans l’Allegro moderato alla Polka, le compositeur a voulu évoquer sa jeunesse d’autrefois comme danseur passionné, et les souvenirs des cercles aristocratiques qu’il a fréquentés, comme le précise Guy Erismann dans son Smetana l’éveilleur (Actes Sud, 1993, p. 341). Il y a de la noblesse chez les Modigliani, qui savent traduire de façon émouvante les regrets de la période heureuse avec l’épouse, disparue depuis près de vingt ans, dans le Largo sostenuto. Avec eux, dans le Vivace final, si intense, une exaltation impétueuse s’installe, qu’accompagne une certaine forme de résignation face à l’insupportable surdité, « la catastrophe qui me mine », comme l’écrira Smetana à un ami le 12 avril 1878 (o. c., p. 340). Les Modigliani ont bien mesuré la dimension de la tragédie vécue. Rarement a-t-on entendu le désespoir et la possibilité de le partager de façon empathique avec tant de vérité. 

On a salué avec raison les versions, essentiellement tchèques, de ce quatuor déchirant (les Panocha, Supraphon 1991 ; les Talich, Calliope 1998 ; les Prazak, Praga 1999 ; les Haas, Supraphon, 2014 ; les Takacs, Hyperion, 2015), ou encore celles des Amadeus (DG, 2002) ou des Jérusalem (Harmonia Mundi, 2014). Celle des Modigliani (Amaury Coeytaux et Loïc Rio, violons ; Laurent Marfaing, alto et François Kieffer, violoncelle) s’inscrit tout en haut de rayon, en raison d’une exceptionnelle qualité interprétative et d’une prise de son précise et équilibrée. Il est opportun que cet album tout à fait remarquable, au couplage choisi avec discernement, réalisé en décembre 2022, arrive sur le marché au moment où s’ouvre l’année de commémoration de ce compositeur si passionnant que fut Smetana. C’est un hommage de très haute qualité.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix     

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