Le Septembre Musical de Montreux à l’heure russe

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A une dizaine de kilomètres de Montreux, sur les bords du Lac Léman, se dresse le Château de Chillon, forteresse médiévale du XIIe siècle érigée sur un îlot rocheux. Et c’est dans l’une des salles d’entrée rénovée, à l’acoustique remarquable, que le Festival a décidé d’organiser le récital du pianiste moscovite Boris Berezovsky.

Inclassable par l’originalité de son jeu et l’éclectisme de ses programmes, il modifie celui du 4 septembre comportant des pages de Balakirev, Lyadov et Scriabine en un diptyque Scriabine-Rachmaninov. Du premier cité, il fait découvrir la période médiane en présentant deux ouvrages de 1903, les Deux Poèmes op.32, passant d’une fluidité évanescente à une aspérité abrupte sous laquelle se perd la ligne mélodique, puis la Quatrième Sonate en fa dièse majeur op.30 qui est irradiée par d’étranges clartés qu’un trille balaie afin de permettre la brusque émergence du prestissimo volando, élaboré sans recourir démesurément à la pédale de sonorité. A la période 1906-1908 se rattachent l’impalpable Fragilité op.51 n.1, les Deux Pièces op.57 (Désir construit sur un crescendo expressif et la fugace Caresse dansée) et la superbe Sonate n.5 en fa dièse majeur op.53, rugissante dans ses basses telluriques jusqu’à l’avènement d’un Presto con allegrezza qui arrache tout sur son passage. Et ce volet s’achève par les Trois Etudes op.65 de 1912, travaillant sur les sonorités à partir d’intervalles de neuvième, de septième et de quinte.

La seconde partie est consacrée à Sergey Rachmaninov et sa Seconde Sonate en si bémol mineur op.36. Du fulgurant arpège descendant du début, il extirpe un lyrisme pathétique où le cantabile se cherche une voie sous les accords martelés. Le Non Allegro tient de la méditation où affleurent les voix intérieures, alors que le Finale est une puissante envolée vers les sphères éthérées, même si s’y insinuent les contrastes d’éclairage. Puis Boris Berezovsky a la judicieuse idée de présenter le Rachmaninov transcrivant diverses pages célèbres : dans un jeu clair qui imite le clavecin, il se joue de la complexité polyphonique du Prélude de la Troisième Partita pour violon seul de Bach, avant d’accentuer les pouces dans le canevas touffu du Scherzo du Songe d’une Nuit d’Eté de Mendelssohn, irisé par les elfes babillards. Il s’écoute beaucoup pour faire émerger des cascades d’arpèges la sublime mélodie du Wohin ? de Die schöne Müllerin, tandis qu’il nimbe d’inflexions douloureuses la Berceuse op.16 n.1 de Tchaikovsky et d’élégance surannée le Liebesleid de Fritz Kreisler. A titre de bis, le pianiste enchaîne trois brèves pages de Scriabine dont la redoutable Etude en ut dièse mineur op.42 n.5. Grandiose !

Deux jours plus tard, à l’Auditorium Stravinsky de Montreux, paraît l’Orchestre National de Russie sous la direction de Mikhaïl Pletnev, le chef-pianiste qui l’a fondé en 1990 en incorporant une centaine d’instrumentistes.

A l’heure actuelle, les pupitres de bois et cuivres sont de bonne facture quand celui des premiers et seconds violons pèche par son manque de cohésion face aux cordes graves bien plus unies. Et tout ce monde a tendance à jouer ‘bombastisch’ avec cette emphase pachydermique dont ne peut que pâtir le Rachmaninov du Troisième Concerto en ré mineur op.30, dont Nikolaï Lugansky est le soliste patenté ; dans l’Allegro non tanto initial, il est contraint d’arquer son torse pour appuyer les accents dans les cascades d’accords martelés que les deux mains se partagent pour se frayer un chemin dans ce canevas trop épais ; néanmoins, dans les séquences lyriques, il éclaircit l’aigu afin d’alléger un propos qui conserve une expression distante, se prolongeant ensuite dans l’Intermezzo, abordé lentissimo ; et il faut en arriver au Poco più mosso médian pour que la raideur des contours vole en éclats et libère le jeu du pianiste qui s’irradie de fulgurances sauvages dans l’Alla breve final, à la virtuosité époustouflante. En bis, Nikolaï Lugansky exhibe sa véritable palette sonore dans une autre page de Rachmaninov, le Prélude en sol majeur op.32 n.5, à la grâce arachnéenne.

En seconde partie, l’Orchestre National de Russie se révèle sous un jour meilleur dans la Neuvième Symphonie en mi bémol majeur op.70 de Dmitri Chostakovich, l’une des plus brèves de son catalogue. Mikhaïl Pletnev la rend modérément acide par les traits ironiques que produisent le piccolo, la flûte et le trombone face à des cordes massives dont se dégage avec peine le violon solo, au son étriqué. Le Moderato s’embellit d’une poésie nostalgique appesantie par les bois qui deviendront cinglants de répartie dans le Scherzo face à une trompette pétaradante. Sur une tenue des cuivres, le basson assimile le Largo à une déploration funèbre que s’empresseront d’édulcorer le hautbois et les premiers violons afin de faire place à un Finale où le vivacissimo des cordes en pianissimo donne libre cours à une exubérance dont les cuivres laissent percevoir les relents grotesques. Dans la même veine gouailleuse est proposée, en complément, la Valse tirée de la musique de scène qu’Aram Khachaturian avait élaborée pour Mascarade, le drame de Mikhaïl Lermontov.                                              

Château de Chillon et Auditorium Stravinsky, les 4 et 7 septembre 2019

Crédits photographiques : Jean-Baptiste Millot

Paul-André Demierre

 

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