Le Sérail enlevé, que reste-t-il ?

par

Bassa Selim et Konstanze

Die Entführung aus dem Serail à l'ORW
Composé immédiatement après Idoménée, L'Enlèvement au Sérail (1782) est l'opéra le plus heureux de Mozart, un de ses plus grands succès aussi. Dans un équilibre unique, il conjugue la verve enjouée du Singspiel avec un message inattendu, incorporé fort heureusement dans ce genre nouveau : la tolérance, issue de la philosophie des Lumières. Voilà le génie mozartien, équation miraculeuse, réitérée neuf ans plus tard avec La Flûte enchantée. La production liégeoise n'incarne ni l'un ni l'autre de ces aspects, du moins visuellement. D'emblée, Alfredo Arias, metteur en scène argentin pourtant chevronné, gomme tout élément exotique : pas de Turquie, pas de turbans, pas de sérail donc : rien. Une chambre renversée, dont le plafond, orné de nuages à la Magritte, forme le décor du fond, les fenêtres (dont trois avec plans d'eau) et portes dès lors sens dessus dessous. C'eût pu être beau, ce n'est qu'inutile. Ce décor est occulté par un rideau de tulle, levé et descendu ad nauseam. On aurait pu croire que cette sobriété, cette intemporalité, allait mener vers une réflexion philosophique pertinente, voire politique, que le livret suggère nettement. Non, le spectateur restera sur sa faim. Aucune conception particulière, rien. Du coup, les chanteurs sont laissés à eux-mêmes, ce qui occasionnera des scènes à la limite du ridicule, comme le grand quatuor de l'acte II où les chanteurs tournent de manière idiote autour de la scène. Plusieurs duos, et Dieu sait comme ils sont beaux, tombent ainsi à plat, chantés bêtement devant le rideau, acteurs raides levant et fermant les bras. En ces temps d'inventivité totale, qui, sans aller nécessairement vers le Regietheater cher au Vlaamse Opera, rénove l'opéra de fond en comble et assure son succès, comment est-il possible de découvrir une pareille pauvreté dramaturgique, qui confine à l'indigence ? C'est fort étonnant. Disparue, la gaîté du Singspiel. Où était l'esprit, cette qualité suprême du XVIIIème siècle ? Et cette rêverie amusée devant un Orient un peu fabulé ? Heureusement, le plaisir musical était là, et si le spectateur se sentait désarçonné, l'auditeur se régalait. Tous les chanteurs apparaissaient pour la première fois sur le plateau liégeois. Si le Belmonte de Wesley Rogers était joli, et le Pedrillo de Jeff Martin correct sans plus, la Konstanze de Maria Grazia Schiavo a impressionné par une virtuosité sans faille, tant dans la douleur de Traurigkeit que dans un Martern aller Arten impeccable, quoique sans beaucoup d’émotion. Incidemment, quelle idée bizarre d'interrompre la représentation pour l'entracte après cet air célèbre, au beau milieu du deuxième acte. La palme vocale allait sans conteste à la Blondchen d'Elizabeth Bailey, archi piquante doublée d’une actrice hors pair, et surtout au vétéran Franz Hawlata, grand Alberich devant l'Eternel, Osmin à la voix de bronze et aux graves bien caverneux. Il fut le seul à faire un peu rire. Et le Bassa Selim ? Ce rôle parlé est essentiel, puisqu'il diffuse le message de tolérance final. Markus Merz l'a bien joué, mais le metteur en scène lui a demandé de gueuler comme un capo nazi juste avant le pardon : faute de goût impardonnable, choquante. Maître de musique, Christophe Rousset a pu subjuger les talents lyriques de l'orchestre de l'Opéra Royal de Wallonie, et mettant ses vents bien en valeur, a imposé un rythme sinon allègre, du moins attentif et efficace. Moralité : le volet musical sauve le spectacle.
Bruno Peeters
Opéra Royal de Wallonie, le 27 octobre 2013

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