Le Tryptique de Puccini, triomphalement accueilli au Liceu

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Il Tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi constituent ensemble le dernier des ouvrages lyriques que Puccini ait complété car Turandot fut interrompu par sa mort à Bruxelles en 1924. En 1918, il frise la soixantaine, sont cancer du larynx s’annonce, la Première Guerre mondiale a abouti à l’Armistice et les budgets des théâtres d’opéra européens sont au plus bas. C’est la raison pour laquelle il accepte la proposition de l’imprésario du Metropolitan Opera newyorkais, huit ans après leur commande de La Fanciulla del West que Toscanini y dirigea, d’y créer cette idée assez originale de trois ouvrages courts, reliés par un fil conducteur, pour être représentés dans une même soirée. Craignant que son vaisseau ne soit victime des mines allemandes, il refuse le voyage en Amérique pour assister à la première, évitant ainsi sans le prévoir le sort d’Enrique Granados dont le bateau fut torpillé cette même année après avoir assisté à la création de ses Goyescas dans ce même théâtre américain. Après avoir hésité entre divers grands ouvrages de la littérature russe ou française, il va s’inspirer de la Divine Comédie pour relier trois pièces évoquant l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Dans cet ordre bien que, à nos yeux, l’enfer de jalousie poussée jusqu’au crime représenté dans Il Tabarro apparaisse comme presque plus humain que l’infamante exhibition d’avidité et de vénalité des parents du mourant Buoso Donati dans la bouffonnerie de Gianni Schicchi. Les trois ouvrages tournent autour du thème de la mort et du mensonge, des fausses apparences et des écarts à la morale conventionnelle. Nous savons aujourd’hui que ce genre de sujets, tout comme la place des femmes dans la société, intéressaient Puccini aussi pour des raisons personnelles : sa relation adultère avec la sœur de sa bonne poussa celle-ci au suicide. Et une petite-fille de cette relation vivait encore récemment en Italie sans savoir qu’elle avait un pareil héritage.

Ce sera d’après l’auteur français Didier Gold dont Giuseppe Adami tirera pour Il Tabarro un livret qui a toujours été controversé par une construction dramatique disons… peu convaincante. Alors qu’un Puccini en pleine maturité le nourrira d’une musique superbe, aux couleurs orchestrales somptueuses et avec un lyrisme d’inspiration vériste capable d’émouvoir le spectateur le plus blasé. L’auteur des livrets de Suor Angelica et Gianni Schicchi, après le décès de Giuseppe Giacosa qui avait écrit La Bohème, Tosca ou Madame Butterfly, fut Giovacchino Forzano. Son travail, particulièrement dans le registre comique, contient ce petit plus de théâtralité qui peut être la clé du succès d’un opéra. Car représenter trois ouvrages avec 38 rôles solistes (chantés par 31 artistes au Liceu), un orchestre de grande envergure, chœurs, etc. représente un pari humain et financier de premier ordre. Il est assez rare que les trois soient joués ensemble selon le désir de Puccini.

À Paris, ils ne furent joués qu’en 1967, presque cinquante ans après leur création. Trois fois seulement au Liceu et la dernière il y a 35 ans avec un « imbroglio » de premier ordre : la protagoniste de Suor Angelica, Katia Ricciarelli à l’époque… disparut de Barcelone pendant les représentations, ce qui est le pire cauchemar qu’un directeur de théâtre puisse connaître ! Hier, le public a accueilli ce pari avec un enthousiasme absolu, même si quelques sifflets isolés ont salué la mise en scène. Au premier abord, l’orchestre que conduisait magistralement Susanna Mälkki a fait honneur à toutes les subtilités, au foisonnement de nuances et à la gradation dans la construction des climax que Puccini notait avec le plus grand détail. Dans mes souvenirs, je dois remonter aux enregistrements d’Antonino Votto (qui fut, comme par hasard, le maître d’Alberto Zedda, Riccardo Muti ou Claudio Abbado…) pour me rappeler d’un Puccini aussi délicat, aussi bien ciselé et bien construit. Pourtant, j’ai assisté à une représentation de ce triptyque à Genève, vers 1984, sous la baguette du charismatique Armin Jordan…

Ensuite, le travail scénique signé par Lotte de Beer pour l’Opéra de Munich en 2018 (centenaire de l’œuvre) est un paradigme de comment un metteur en scène peut magnifier les enjeux des deux drames ou de la comédie finale par un travail intelligent et subtil. Le dispositif scénique imaginé par Bernhard Hammer, une espèce de tube dont certains éléments tournent sur eux-mêmes pour créer des effets saisissants, est certainement difficile pour l’équilibre physique des solistes, mais d’une efficacité dramatique et d’une beauté sans pareils, magnifiés par des éclairages magistraux d’Alex Brok. Certaines idées, comme le renversement et la suspension dans les airs du cadavre de Luigi pour que Giorgetta le voie, donnent des vrais frissons. Et l’enfermement physique de la Zia Principessa dans une croix de lumière donne une image vraiment forte du carcan dans lequel le fanatisme religieux et l’étroitesse idéologique peuvent enfermer l’être humain. Il y a aussi un autre aspect essentiel au succès de cette production : c’est le travail d’acteurs. Souvent, les mises en scène d’opéra esquissent seulement les mouvements et les grandes lignes, laissant pas mal d’initiative aux chanteurs. Mais ici, le travail corporel est poussé presque à l’extrême : la confrontation entre Suor Angelica et sa tante princière après sept ans d’enfermement au couvent sans la moindre vocation, juste pour purger la « honte »  d’avoir mis au monde un enfant hors des normes, et sans lui annoncer sa mort malgré les sollicitations de la mère, est construite d’une manière tellement oppressante, tellement forte que le spectateur entre quasiment en transe car on est incité à transcender les limites entre représentation et réalité.

Il faut dire aussi que nous étions face à deux « monstres » de l’interprétation, aussi bien vocale que scénique : Ermonela Jaho et Daniela Barcellona. Un esprit chagrin pourrait arguer que Jaho (qui a étudié avec Ricciarelli…) a une voix peut-être un peu « légère » pour le rôle. Mais l’émotion qu’elle transmet, les pianissimi frémissants et son dévouement absolu au personnage de cette femme, abusée en fait par sa propre famille, sont inoubliables. Barcellona sera ensuite la « Zita » dans Schicchi : autant elle était imposante de rigidité « institutionnelle » comme Princesse, autant elle sera détendue et drôle dans son registre comique. Et tellement différente dans son langage corporel qu’on ne la reconnaît pas au prime abord… L’ensemble de la distribution de ces trois opéras est de tout grand luxe : Ambrogio Maestri sera un ténébreux Michel dans Il Tabarro et un chaplinesque Schicchi à la fin, le tout avec une émission vocale de grande qualité et un jeu d’acteur sans faille. L’Américain Brandon Jovanovich assure un Luigi attendrissant, plein de vérité, même si la fin de sa prestation s’est vue légèrement voilée par quelques défaillances vocales qui font penser à un malaise. La jeune Norvégienne Lise Davidsen est une révélation, tant par la qualité… et le volume de sa voix que par son engagement. Il paraît qu’elle chantait pour la première fois un rôle italien : ce fut stylistiquement parfait ! Ruth Iniesta, comme Lauretta, nos offre son irrésistible « O mio babbino caro » avec autant d’élégance que de savoir-faire. Son à-propos stylistique est remarquable : elle ne cherche pas à se mettre en valeur mais à servir dignement le compositeur. Iván Ayón-Rivas est convaincant dans Rinuccio avec un instrument brillant, bien que sa prestation puisse trouver un plus d’élégance. Parmi les rôles dits « secondaires », une appellation aussi réductrice qu’inexacte car ils conditionnent l’ensemble de la production, on trouve une très expressive Mireia Pintó en Frugola. Elle sera la seule à participer aux trois ouvrages en tant que Germana Zeladora et La Ciesca. Valeriano Lanchas est parfait comme Il Talpa, un des dockers du Tabarro et Berna Perles excelle comme Suor Dolcina ou Nella. Luis López Navarro est drôle et efficace vocalement en Maestro Spinelloccio, le ridicule médecin de Schicchi. Mais on a aussi des déceptions comme Abadessa de María Luisa Corbacho, une voix importante mais pas bien conduite et qui accuse trop d’imprécisions dans la justesse. Une remarque aigre-douce pour les chœurs : autant le bel ensemble d’enfants du Palau de la Mùsica que l’ensemble titulaire sonnent masqués par le dispositif scénique car ils sont placés beaucoup trop loin dans le fond de la scène. Il faut tendre l’oreille pour y reconnaître la qualité de leur travail, gâché par des décisions théâtrales discutables. Anna Ponces a signé la reprise de cette belle mise en scène, en assurant la presque totalité des répétitions et son résultat est probant. Ce qui nous pousse à réfléchir sur le système des droits intellectuels afférents à ce travail. Serait-il trop demander aux signataires du travail théâtral de s’impliquer véritablement dans les reprises ? Il me semble que le public le mérite bien !

Xavier Rivera

Barcelone,Liceu, le 27 novembre 2022

Crédits photographiques : Ana Jimenez

 

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