L’Eden déroutant, mais si investi, de Joyce Di Donato
Eden. Charles Ives (1874-1954) : The Unanswered Question. Rachel Portman (°1960) : The First Morning of the World. Airs et Lieder de Gustav Mahler (1860-1911), Biagio Marini (1594-1663), Josef Mysliveček (1737-1781), Aaron Copland (1900-1990), Francesco Cavalli (1602-1676), George Frideric Handel (1685-1759) et Richard Wagner (1813-1883). Extraits orchestraux de Giovanni Valentini (c. 1582-1649) et Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Joyce Di Donato, mezzo-soprano ; Il Pomo d’oro, direction Maxim Emelyanychev. 2021. Notice en anglais, en français et en allemand. Textes dans leur langue originale, sans traduction. 68.29. Erato 0190296465154.
Ce n’est pas la première fois que Joyce Di Donato collabore avec l’ensemble Il Pomo d’oro, fondé en 2012, et son chef russe Maxim Emelyanychev (°1988) qui est à sa tête depuis 2016. Cette même année, paraissait un récital commun d’airs baroques, intitulé In War and Peace (Erato 0190295928469), construit dans l’émotion qui a suivi la tragédie des attentats de Paris du 13 novembre 2015. Cinq ans plus tard, le projet Eden semble appeler une question : la mezzo-soprano américaine (°1969) se sent-elle investie, après avoir fait le constat regrettable d’un paradis perdu, de la mission d’être un porte-drapeau du seul espoir de changement, celui qui consisterait, grâce à la Nature et à la Musique, à reconstruire ce qui est déserté et restaurer ce qui est épuisé ?
Cet appel lancé par Joyce Di Donato est largement développé dans un texte de trois pages qu’elle signe et qui sert d’unique notice pour ce nouvel album. Au-delà des perspectives positives qu’il envisage et de la question finale posée à chacun (« En ces temps de tourmente, quelle graine planterez-vous aujourd’hui ? »), ce langage philosophico-écologique appuyé se nourrit d’une profonde communion de l’artiste avec les fleurs et les arbres, qui, grâce à l’eau et à la terre, peuvent s’élancer toujours plus haut vers le ciel. Le message d’Eden, écrit Joyce Di Donato, est un encouragement à contempler l’absolue perfection de l’univers qui nous environne, et à nous demander si oui ou non, nous nous connectons aussi profondément que nous le pouvons à la pure essence de notre être. La cantatrice s’efforce de vivre déjà pleinement cet état de contemplation : la photographie de la couverture de l’album la montre comme en extase, émerveillée, voire ébahie, avec une lumière qui irradie son visage.
Au-delà des mots qu’elle rédige, et dont on respectera la démarche et l’intention, on aurait aimé qu’elle évoque plus en profondeur le choix des moments vocaux que l’on entend. On n’en trouvera pas les raisons précises, en dehors d’une allusion au fait que les créateurs ici représentés nous orientent et nous prodiguent leur sagesse pour nous soutenir dans nos questionnements. C’est vraiment trop bref, car l’éclectisme du récital conduit l’auditeur du XVIIe siècle (Marini, Cavalli) jusqu’à nos jours (Portman, en première gravure mondiale). Quoi qu’il en soit, ce programme, sur lequel on peut émettre quelques réserves, se révèle envoûtant, car la voix de la cantatrice est splendide. Son timbre, plein de délicatesse, de lyrisme investi, de sensualité, d’éclat ou de grâce, est d’une grande fraîcheur, et le vibrato léger que l’on décèle parfois ajoute à l’émotion, qui pourrait bien être le maître-mot du projet Eden.
Le tout débute par une surprise : dans The Unanswered Question de Charles Ives (1908), c’est la voix qui remplace la trompette, dans une atmosphère éthérée. Libre à chacun d’adhérer ou pas, mais il faut avouer que cela fonctionne ! On sera par contre moins séduit par The First Morning of the World de la compositrice anglaise Rachel Portman (°1960), qui a reçu un Oscar en 1997 pour la musique du film Emma l’entremetteuse, tiré d’un roman de Jane Austen. Cette page au minimalisme sirupeux d’un peu plus de huit minutes ne rend pas tout à fait justice au texte infiniment évocateur consacré à la nature par la librettiste et parolière américaine Gene Scheer (°1958). Joyce Di Donato en donne cependant une interprétation chaleureuse et émouvante.
La suite des douze interventions vocales alterne les époques. A commencer par Mahler, avec le deuxième des Rückert-Lieder « Ich atmet’ einen linden Duft ! » et sa respiration d’un doux parfum. Regard vers le baroque avec les vocalises de Biagio Marini évoquant en 1622 le soleil qui se lève, et vers le classique en 1771 avec Josef Mysliveček pour un extrait exalté de l’oratorio Adamo ed Eva. Un poème d’Emily Dickinson (1830-1886) mis en musique par Aaron Copland, Nature, the gentlest mother, rappelle l’état d’irradiation qui inonde la cantatrice, ce qui se vérifie par une autre photo-portrait, que l’on n’osera pas qualifier de psychédélique, figurant à côté des vers si purs de la géniale poétesse solitaire du Massachusetts. Cavalli (un extrait de La Calisto) pour souligner les désastres de la guerre, puis Gluck, avec un récitatif et un air de son opéra Ezio, procurent des moments fastueux.
Vient ensuite une page de Handel tirée de Theodora (« As with rosy steps the morn ») signe d’espérance qui précède le troisième des Rückert-Lieder de Mahler (« Ich bin der Welt abhanden gekommen »), avec son espace intérieur aux accents hypnotiques, et Schmerzen de Wagner, amoureuses agonies du quatrième des Wesendonck-Lieder. Handel revient pour signer en fin de parcours la démonstration de Joyce Di Donato grâce au récitatif Frondi tenere e belle… de Serse et au sublime Ombra mai fu, qui soulignent tous deux la beauté si douce des frondaisons. On pourra discuter de l’agencement et de l’organisation du programme, penser que, peut-être, il est dommage d’encadrer Mahler et Wagner par des Handel. Mais on ne pourra enlever à Joyce Di Donato la force de conviction qu’elle déploie. Quant à la voix, nous l’avons dit, elle est splendide et ajoute un noble fleuron à la riche discographie de la cantatrice.
La réussite d’Eden doit aussi beaucoup à l’ensemble Il Pomo d’Oro et à son chef Maxim Emelyanychev, investis et complices à chaque instant de ce récital si particulier. Deux moments sans présence vocale leur permettent d’étaler tout leur talent instrumental : une sonate de Giovanni Valentini, et surtout, la Danse des spectres et des furies, extraite d’Orfeo ed Eurydice de Gluck, dans une orgie de sonorités des plus… furieuses !
Son : 10 Notice : 8 Répertoire : 10 – 8 (Portman) Interprétation : 10
Jean Lacroix