A Genève, un ténor et un chef pour La Juive  

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Depuis la saison 1926-1927, donc depuis près d’un siècle, le Grand-Théâtre de Genève n’a pas remis à l’affiche La Juive, le chef-d’œuvre de Fromental Halévy créé à l’Opéra  de Paris (Salle Le Peletier)  le 23 février 1835 avec le célèbre ténor Adolphe Nourrit dans le rôle d’Eléazar. Dernière incarnation d’Enrico Caruso au Met le 24 décembre 1920, il fut ensuite l’apanage de Richard Tucker qui le campa à New Orleans et à Barcelone au début des années septante, avant de passer aux mains de Neil Schicoff qui le personnifia à la Staatsoper de Vienne en mai 2003, à la Fenice de Venise en novembre 2005 puis à l’Opéra Bastille en février 2007.

Pour l’ouverture de saison genevoise, le directeur du Grand-Théâtre, Aviel Cahn, a  la judicieuse idée de faire appel au ténor américain John Osborn que l’on a beaucoup applaudi ici sous les traits d’Arnold de Guillaume Tell, Faust et Raoul de Nangis des Huguenots. Pour la première fois dans sa carrière, il aborde le rôle écrasant de l’orfèvre Eléazar en s’y jetant à corps perdu pour en dégager l’autorité sans compromission et l’inébranlable attache à sa foi juive. Sa parfaite diction française sait donner à chaque mot son juste poids en un art du phrasé magistral. La clarté de l’intonation rend émouvante la prière de l’acte II, « Ô Dieu, Dieu de nos pères », alors que son fameux air du quatrième acte, « Rachel, quand du Seigneur, la grâce tutélaire » le pousse jusqu’aux extrêmes limites de la voix en une intensité presque insoutenable. Il a face à lui la soprano arménienne Ruzan Mantashyan qui, elle aussi, s’empare du rôle de Rachel dont elle restitue l’apparente retenue modeste, avant d’oser proclamer la sordide trahison de son amant, le Prince impérial Léopold, quitte à le payer de sa vie. En tessiture médiane où se situe la romance de l’acte II, « Il va venir », sa diction est intelligible, ce qui n’est plus le cas dans l’aigu, souvent strident, où la tension  dramatique prend le dessus.

A cet effet, tous deux sont galvanisés par la baguette de Marc Minkowski qui porte à bout de bras ce grand opéra en cinq actes avec une énergie inépuisable. De l’Orchestre de la Suisse Romande comme du Chœur du Grand-Théâtre de Genève, méticuleusement préparé par Alan Woodbridge, il tire une densité sonore qui vous tient constamment en haleine jusqu’au tragique dénouement.  Et les quelques coupures opérées dans cet interminable ouvrage contribuent  à en exacerber la puissance tragique.

Quant au reste de la distribution, il est dominé par le couple Elena Tsallagova – Ioan Hotea qui, lui aussi, ébauche pour la première fois les rôles de la Princesse Eudoxie et de son futur époux, Léopold. Tous deux confrontés à des tessitures extrêmement aiguës, ils rivalisent d’élégance de tenue en maîtrisant une ligne de chant qui, en ce qui concerne la voix de soprano, doit négocier une ornementation des plus périlleuses qu’elle réussit brillamment. En Cardinal de Brogni, la basse russe Dmitry Ulyanov a l’indéniable présence du prélat qui veut masquer, sous la pompe, un passé scabreux avec un timbre qui a du corps dans le registre médian, tandis que l’extrême grave est curieusement sourd. Le baryton croate Leon Kosavic prête un grain corsé à Albert, l’officier des gardes, et au prévôt  Ruggiero confrontés au peuple d’où s’élèvent les voix de Sebastià Peris et Igor Gnidii.

En fin d’article, je recale la mise en scène de David Alden qui constitue le maillon faible de cette production, en dépit d’un décor fonctionnel de Gideon Davey qui dispose de parois coulissantes débouchant sur une console d’orgue suggérant la Cathédrale de Constance. Si la salle à manger de la maison d’Eléazar et la chambre à coucher d’Eudoxie n’ont aucun cachet particulier, le dernier tableau suscite l’intérêt avec ce passage en escalier amenant à la chambre ardente où est érigé le bûcher. Sous les lumières de D.M. Wood, les costumes de Jon Morrell entremêlent les époques en passant allègrement du milieu du XVe siècle à 1835 (date de la création de l’œuvre) puis à 1938, obligeant les choristes à greffer sous leurs coiffes des masques grotesques qui leur ôtent toute expression. La régie de David Alden insiste sur la répression violente qui matraque le cénacle juif vaquant à son labeur un jour de fête chrétienne. Serait-ce donc la cause de ces soubresauts spasmodiques confinant à une danse de Saint-Guy, parfaitement ridicule, bourgeois, serviteurs  et nobles dames échappées du rempart des béguines selon Françoise Mallet-Joris ? Il faut en arriver au Final de l’acte III, moment où Rachel accuse Léopold de parjure, pour que le tragique prenne le dessus et rende saisissants les deux derniers tableaux. 

A la dernière représentation du 28 septembre, le team scénique a quitté le théâtre. Le public ne s’y trompe pas et au rideau final, il ovationne bruyamment le Chœur du Grand-Théâtre, l’Orchestre de la Suisse Romande et l’ensemble des solistes et redouble d’applaudissements lorsqu’apparaît sur scène l’artisan majeur de cette réussite, Marc Minkowski.

Paul-André Demierre

Genève, Grand-Théâtre, 28 septembre 2022

Crédits photographiques : Magali Dougados

 

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