Les concertos pour flûte de Carl Philipp Emanuel Bach flattent son « art de l’expression »
Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Concertos pour flûte et orchestre en la mineur Wq 166 H.431, en sol majeur Wq 169 H.445, et en ré mineur Wq 22 H.425. Orchestre de chambre géorgien d’Ingolstadt, flûte et direction Ariel Zuckermann. 2021. Notice en anglais, en français et en allemand. 65’ 58’’. Fuga Libera FUG836.
De même qu’un musicien ne peut émouvoir que s’il est lui-même ému, il est essentiel qu’il ressente pleinement les sentiments qu’il souhaite éveiller chez les auditeurs ; il leur communique alors son émotion propre et c’est ainsi qu’il peut le mieux susciter celle de ceux qui l’écoutent. En reprenant cette citation d’un écrit théorique de Carl Philipp Emanuel Bach, le signataire de la notice du présent album, Giulio Biaggini, situe bien l’importance de « l’art de l’expression » souligné par le fils de Jean-Sébastien.
CPE Bach a composé plusieurs dizaines de concertos, une production qui couvre toute ses années de création, la majorité étant destinée au clavier. Une série d’entre eux a fait l’objet de transcriptions ou d’adaptations pour d’autres instruments, comme le hautbois, le violoncelle ou la flûte. Pour cette dernière, on relève six concertos, auxquels on n’oubliera pas d’ajouter une petite vingtaine de sonates. C’est dire l’importance de la flûte dans l’ensemble du catalogue du compositeur.
Trois concertos sont ici proposés ; ils datent de la longue période où, pendant un peu moins de trois décennies, Carl Philipp Emanuel est à Berlin, au service de la cour de Prusse et de son souverain Frédéric II. Ce despote aussi autoritaire qu’éclairé, qui sera un ami de Voltaire, est très cultivé et a étudié la flûte sous la conduite de Johann Joachim Quantz (1697-1763) ; il en joue souvent, accompagné parfois par Bach au clavecin. Mais le monarque, conventionnel, ne sera pas vraiment à la hauteur de l’imagination et du tempérament novateur de son musicien et ne le prendra pas assez en considération. Les trois œuvres de l’album révèlent que leur style annonce l’école classique viennoise, avec des parties solistes élaborées sous l’influence de la forme sonate. Le flux mélodique du H. 431, destiné aussi au clavier et au violoncelle, l’exigence virtuose du H. 445, à l’origine pour orgue, et l’élégance du mieux connu H. 425, qui semble avoir été écrit d’abord pour la flûte, attestent de l’inspiration virevoltante du fils de Jean-Sébastien.
L’interprétation offre une belle démonstration d’empathie musicale communicative. Fondé à Tbilissi en 1964, l’Orchestre de chambre géorgien a choisi de s’installer en Allemagne dès 1990, tout en conservant dans ses rangs une majorité de musiciens géorgiens ou issus de l’ex-URSS et en poursuivant la continuité de la tradition d’origine (un album de miniatures géorgiennes, paru chez Oehms en 2001, en est un exemple édifiant). L’orchestre s’est fixé au bord du Danube, à Ingolstadt, sixième ville de Bavière, qui fut la première du Land à accueillir une université et fut au cœur de la Contre-Réforme. Le chef et flûtiste israélien Ariel Zuckermann (°1973), qui dirige l’Orchestre de chambre d’Israël depuis une quinzaine d’années, a étudié avec Paul Meisen et András Adorján et a suivi notamment des masterclasses d’Aurèle Nicolet, tout en apprenant la direction d’orchestre à Stockholm auprès de Jorma Panula, avant d’être l’assistant d’Ivan Fischer au Festival de Budapest. Il propose ici des versions dynamiques des concertos de CPE Bach, auxquels il insuffle les capacités expressives et émotionnelles suggérées par le compositeur. Souple virtuosité, générosité pleine d’élans et contrastes de couleurs relancent sans cesse un discours vivant, mais non démonstratif ; on savourera en particulier la lecture de l’inspiré H. 445.
Son : 8,5 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix