Cinquante ans de de musique russe pour flûte et piano

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Serguei Prokofiev (1890-1953) : Sonate pour flûte et piano, opus 94. Edison Denisov (1929-1996)  : Sonate pour flûte et piano (1960). Paul Juon (1872-1940) : Sonate pour flûte et piano, opus 78. Yuri Kornakov (1938) : Sonate pour flûte et piano, opus 23. Sandrine Tilly, flûte. Anne Le Bozec, piano. 2021. Livret en français et en anglais. TT 74’37. Maguelone MAG 458.437

Elles avaient 18 et 17 ans lorsqu’elles ont dévoré la sonate de Prokofiev (…). Les années ont passé et le parcours de Sandrine [Tilly, ndlr : première flûte solo de l’Orchestre du Capitole de Toulouse] l’a conduite à aborder en profondeur l’immense répertoire de musique orchestrale russe sous la direction d’un de ses plus doués représentants, Tugan Sokhiev… Au temps de leurs études, deux partitions sommeillaient sur un coin du piano tandis que tempêtait la sonate de Prokofiev : celles de Paul Juon et d’Edison Denisov (…) S’est ajoutée avec naturel celle de Yuri Kornakov, écrivent notre flûtiste et sa complice de longue date, Anne Le Bozec.

Programme original où, plutôt que d’associer les sempiternelles sonates pour flûte du XXe siècle qui sont dans toutes les oreilles, nous découvrons cinquante ans de la riche production russe, à travers quatre œuvres, dont trois rares, de diffusion confidentielle, qui devraient donner des idées de programmation à nos organisateurs de concerts.

C’est sur la célébrissime Sonate de Prokofiev, dont on ne se lasse pas, que s’ouvre le programme. Richter était au piano pour sa création, en 1943, puis Oborine dans sa transcription pour le violon de David Oistrakh. La maîtrise comme la virtuosité pianistique sont à l’égal de celles requises par la partie de flûte. On ne sait laquelle des interprètes admirer le plus, tant chacune se montre aussi sensible, énergique comme délicate, avec un ensemble rare. Tout coule de source, avec la limpidité, la clarté des lignes et des organisations, la vigueur et l’esprit. La familiarité d’une longue fréquentation, renouvelée, approfondie, est manifeste, qui autorise ce naturel confondant, même lorsque l’œuvre est dans notre oreille.  La flûte, éminemment française, au timbre le plus séduisant, s’épanouit avec lyrisme dans le premier mouvement, dansante, empreinte d’humour ensuite, pour nous offrir le plus émouvant des chants dans l’andante, suivi du finale exubérant. Le piano d‘Anne Le Bozec, vigoureux, puissant, clair, use de tous les touchers, de toutes ses couleurs, pour s’unir à la flûte. La verve fantasque a-t-elle été mieux servie que par nos deux complices ? Leur bonheur de jouer ensemble ne se démentira pas dans les trois autres œuvres, contrastées, relevant de contextes très différenciés.

L’œuvre d’ Edison Denisov, créée en 1962, donc bien avant que ce dernier trouve la reconnaissance internationale, témoigne de la richesse et de la variété des courants qui traversent la musique russe. D’une modernité indéniable, fascinante, tragique, aux graves émouvants -quelle flûte !-  comme facétieuse, spectaculaire et dense, on oublie la virtuosité requise par son jeu tant nos interprètes nous tiennent en haleine.

La connaissance de Paul Juon, condisciple de Rachmaninov auprès de Tanéiev et d’Arenski, souffre d’un déficit de diffusion de son œuvre, riche et complexe, marquée par sa formation à Moscou, mais tout autant par la formation qu’il dispensa, de 1906 à 1934, à la Musikhochschule de Berlin avant d’achever sa carrière en Suisse. Sa forte personnalité, marquée par la double empreinte russe et allemande, est perceptible dans sa Sonate pour flûte et piano. Pleinement convaincante, c’est une première discographique en Europe (deux enregistrements CD, confidentiels, ont été réalisés au Japon). Voilà un compositeur original, dont l’inspiration multiple est guidée par une maîtrise d’écriture post-brahmsienne, d’une richesse insoupçonnée (magistrale construction du dernier mouvement). Merci à Sandrine Tilly, et à Anne Le Bozec, dont la curiosité insatiable est connue, de leur engagement à partager leur découverte. Ce sera également le cas pour Youri Kornakov, qui signe la dernière sonate, opus 23 de 1970, que nous découvrons par la même occasion. Marquée par l’influence de Chostakovitch, c’est une œuvre de bravoure, d’une exigence technique incroyable, au point que l’on pourrait croire à une excellente pièce de concours. Etrange premier mouvement qui voit dialoguer les instruments, avant qu’un solo désabusé, interrogatif, de la flûte conduise le piano à s’exprimer avec elle. Le souffle infini de celle-ci dans le deuxième mouvement est ponctué par le clavier, qui semble acquiescer avant d’esquisser sa réponse, épuisée. L’allegro assai contraste, avec brutalité : le piano percussif, impérieux, très russe, chargé d’humour, entraîne la flûte, animée, ludique, insouciante. Une parenthèse centrale désabusée précède la conclusion, endiablée, fondée sur les composantes du début. Une œuvre attachante, qui méritait d’être connue, où nos duettistes rivalisent avec bonheur.

Son : 10 (24 Bit) – Livret : 7 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10

Yvan Beuvard

 

 

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