Concerts grandioses à Helsinki :  les symphonies de Sibelius par Paavo Berglund

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Jean Sibelius (1865-1957) : Symphonies n° 1 à 7, intégrale. Orchestre de Chambre d’Europe, direction Paavo Berglund. 1998. Notice en anglais et en japonais. 230.00. Un album de deux DVD ICA Classics ICAD 5162. Aussi disponible en Blu Ray. 

Né et mort à Helsinki (1929-2012), le chef d’orchestre finlandais Paavo Berglund est l’un des interprètes les plus autorisés de Sibelius. Après des études dans sa ville natale, puis à Vienne et à Salzbourg, il est violoniste pendant sept ans (1949-1956) au sein de l’Orchestre symphonique de la Radio finlandaise dont il va devenir le chef principal de 1962 à 1971. On le retrouve à Bournemouth où il succède à Constantin Silvestri, de 1972 à 1979, tout en assurant la fonction de directeur musical du Philharmonique d’Helsinki. Il est ensuite appelé à la tête d’autres phalanges scandinaves : le Philharmonique Royal de Stockholm de 1987 à 1992, puis l’Orchestre de l’Opéra Royal de Copenhague de 1993 à 1998. Dans les années qui vont suivre, il se produira régulièrement avec l’Orchestre de Chambre d’Europe.

Dans la discographie de Paavo Berglund, Sibelius occupe une place privilégiée. Il a enregistré trois intégrales de qualité de ses symphonies, la première avec Bournemouth entre 1972 et 1982 (réédition Warner, 2013), la suivante avec la Philharmonie d’Helsinki entre 1984 et 1994 (réédition Warner, 2017) et une troisième en 1996/97 avec l’Orchestre de Chambre d’Europe pour le label Finlandia. Il a gravé d’autres œuvres orchestrales de son compatriote à plusieurs reprises (Kullervo, poèmes symphoniques), et aussi un disque consacré en 2003 aux seules symphonies n° 5 et 6, paru en 2012 sous l’étiquette de l’Orchestre Philharmonique de Londres. Une quatrième intégrale des symphonies, une première sur DVD, filmée en public au Festival d’Helsinki en trois soirées, du 23 au 25 août 1998, est désormais disponible grâce au label ICA Classics. C’est encore avec l’Orchestre de Chambre d’Europe que Berglund apporte un autre témoignage essentiel. Cette phalange, fondée en 1981, rassemble un groupe de jeunes musiciens de plusieurs nationalités. Claudio Abbado, Nikolaus Harnoncourt ou Bernard Haitink l’ont notamment dirigée au fil des années ; elle compte compte à son actif un grand nombre d’enregistrements, qui ont fait l’objet de maintes récompenses.

Ces concerts Sibelius d’août 1998 sont passionnants à maints égards. Tout d’abord parce qu’ils permettent de découvrir de visu et en pleine activité le spécialiste du compositeur qu’est Berglund. Ce chef, qui tient sa baguette de la main gauche, dégage une impression de concentration totale et de sobriété, avec des gestes mesurés mais des indications précises, sans effets ni exaltation. Il a intériorisé les magnifiques partitions sibéliennes à un point tel qu’elles semblent lui appartenir, avec une évidence communicative qui convainc et subjugue. L’approche n’est pas démonstrative, elle est pourtant pleine d’élans, toujours attentive à un discours narratif continu que d’aucuns ont jugé parfois austère, entre autres dans les symphonies ultimes, alors qu’il est signifiant d’un univers noble et puissant, mais aussi serein et d’une grandeur olympienne. Berglund est dispensateur d’une concision lucide, qui exclut la gratuité du geste pour en retirer au contraire toute la substance. On lira dans la notice des extraits d’un intéressant entretien en avril 1996 avec le musicologue Veijo Tapio Murtomäki, professeur d’histoire de la musique à l’Académie Sibelius. Berglund y signale son plaisir de travailler avec l’Orchestre de Chambre d’Europe, à l’effectif limité. Il souligne la capacité d’investissement et d’intensité de ce rassemblement de solistes motivés qui viennent de nations différentes. Ces concerts filmés confirment cette affirmation.

On peut aborder de deux manières le programme de ces deux DVD. La première consiste à regarder les symphonies dans leur ordre chronologique, comme proposé. Mais il est possible aussi de reconstituer le choix effectué par Berglund lors des trois concerts du Festival d’Helsinki d’août 1998. Le 23 de ce mois-là, la Deuxième et la Quatrième ont été associées ; la Première et la Cinquième ont été jouées le 24, tandis que les Troisième, Sixième et Septième ont été interprétées le 25. Les deux expériences en valent la peine, d’autant plus que la richesse de l’univers de Sibelius mérite que l’on multiplie les champs d’approche. Précisons cependant que, quelle que soit la manière dont on visionne ces moments de communion musicale, la fascination s’installe, servie par une qualité d’image soignée qui ajoute au plaisir de la découverte. Les plans sur le chef et sur les solistes sont très réussis, les couleurs sont à l’avenant, dans un contexte clair et lumineux. L’excellence de la sonorité vient s’y ajouter, on ne peut donc être que comblé.

De manière globale, chaque pupitre est de haut niveau, avec des cuivres grandioses dont les caméras ne se lassent pas de faire briller les interventions. On constatera aussi à quel point la concentration des gestes posés par Berglund se transmet aux instrumentistes dans un vaste travail d’équipe qui ne relève pas seulement de la collaboration, mais aussi de la complémentarité. Le tout s’inscrit dans une conception unitaire qui privilégie les détails, souligne les gradations et met en évidence les contrastes, les couleurs et les atmosphères. L’interprétation de chaque symphonie, dont l’écriture s’étale sur vingt-cinq ans dans la production de Sibelius, est une réussite en termes de tension, de gradation ou de densité.

L’énergie et un souffle vivifiant traversent les deux premières symphonies, avec une Première épique, et, dans la Deuxième, un final qui évite l’effet de démonstration pour souligner toute la dimension dramatique. La Troisième éclaire avec opportunité la domination des cordes, dans un style objectivement stylé, qui lui procure une certaine ascèse bienvenue. Dans la Quatrième, Berglund donne au mouvement lent initial une portée quasi désespérée qui va se prolonger jusque dans l’Allegro final dont l’amertume reflète un possible combat intérieur du compositeur avec lui-même. Le chef y déploie une nervosité sèche, qui se révèle néanmoins lumineuse. C’est l’un des deux sommets de cette intégrale, l’autre étant une Symphonie n° 5 d’une rare hauteur de vue, saisissante par l’affirmation qui s’en dégage et les aspérités qui attisent les contrastes. Les si singulières dernières mesures produisent un effet extraordinaire de crudité instrumentale.   

Les Sixième et Septième ont été, dans chacune des magnifiques intégrales discographiques de Berglund, d’indiscutables réussites. C’est ici que l’ascèse apparaît le plus, dans un climat d’intimité en demi-teinte éloigné des transports de la Cinquième. L’élégance vient servir un discours dont la vibration ne cesse d’augmenter dans la Sixième, qui s’achève par une conclusion poignante, un Doppo più lento très pur dans sa volonté de simplicité qui appelle le silence. Cette forme de sérénité se poursuit dans la Septième, et l’on comprend la logique de Berglund, qui fait se succéder ces deux ultimes symphonies lors du troisième concert du 25 août, précédées de la Troisième qui ouvre le programme de ce soir-là. Ces moments sont significatifs de la conception globale de Berglund face au massif symphonique sibélien, à travers l’assurance d’une grandeur contrôlée, le dosage des intensités, la mise en évidence d’un édifice à la fois puissant et maîtrisé et, en fin de compte, la transmission d’un message dont l’élévation ébranle l’auditeur jusqu’au plus profond de lui-même. 

Cette intégrale, précieux témoignage de l’art de la direction de Berglund, est à placer au tout premier rayon de la vidéographie sibélienne, peut-être même avant la version récente, pourtant très réussie, de Hannu Lintu (Arthaus, 2015) à la tête de la Radio finlandaise. On n’oubliera pas non plus de prendre le temps de regarder d’autres documents sibéliens filmés, par exemple Michael Tilson Thomas dans la Quatrième (ICA Classics) ou Esa-Pekka Salonen dans la Cinquième (Medici Arts). Sans oublier les interprétations hédonistes et narcissiques, mais si passionnantes et charismatiques, de Leonard Bernstein dans les numéros 1, 2, 5 et 7 avec le Philharmonique de Vienne à la fin des années 1980 (Unitel).

Note globale : 10

Jean Lacroix   

 

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