Les oeuvres complètes de Pierre Boulez

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0126_JOKERLe coffret de 13 CD était sorti en 2013. Mais le "work in progress" était potentiellement toujours en cours. Voici donc l'oeuvre définitive du compositeur dont la disparition nous donne l'occasion de faire un bilan de sa vie créatrice.

Réalisée sous sa supervision, la série de CD propose donc les versions définitives : la troisième du Visage nuptial datée de 1989 ("J'ai voulu retrouvez la chair que cette oeuvre avait avant 1946 et que j'ai desséchée en 1952 par trop d'arguments théoriques"). Cette théorisation que tant lui reprocheront et dont il se défend, prenant très tôt ses distances par rapport à René Leibowitz ("J'ai été le premier à récuser le formalisme dodécaphonique. C'était en 1955"). Du Soleil des eaux est proposée la quatrième version de 1965 pour soprano, choeur mixte et orchestre; de Pli selon pli, la version définitive de 1989 pour soprano et orchestre. De la 3e Sonate pour piano avec laquelle le compositeur investissait le domaine de l'indétermination, il ne reconnaîtra en définitive que deux des cinq mouvements, renonçant ensuite au procédé cher à John Cage. Figures - Doubles - Prismes a également connu deux versions (1958 et 1968) et marque une étape intéressante dans le parcours de Boulez qui, pour la première fois, destine son oeuvre à une grande formation symphonique traditionnelle, une formation dont les relations avec l'avant-garde des années '50 sont particulièrement ténues. C'est probablement à cette occasion que le compositeur pense à la salle modulable qui a vu le jour l'an dernier et dont il ne vit pas la réalisation : "l'écriture, de nos jours, met en jeu la physique de l'orchestre". Quant à Eclat-Multiples, point de départ d'un "work in progress", elle ne sera pas achevée. Cummings ist der dichter, du nom de l'écrivain américain dont Boulez appréciait la poésie, fait appel à la technique du "hasard dirigé" et fut créé dans une première version à Ulm en 1970 et dans une version remaniée à Strasbourg, au Festival Musica, en 1986. Les 12 Notations pour orchestre se réduisent à 5 dans l'édition proposée par DG. Peu de temps après avoir composé les 12 Notations pour piano, en 1946, Pierre Boulez entreprit d'orchestrer 11 d'entre elles. "C'était une simple transcription très primitive, je n'avais pas de pensée orchestrale très élaborée à l'époque". Le travail est abandonné et repris en 1980 alors que son expérience de chef s'était fameusement développée lors de la dernière décennie, notamment au contact de l'oeuvre de Mahler et de Wagner. C'est seulement en 2013 que furent proposées les Notations I à IV  et la VII, autant de pièces indépendantes ou jouées dans l'ordre recommandé par le compositeur : I, IV, III, II + éventuellement VII. Il s'agit d'une réelle recomposition avec un orchestre d'une ampleur exceptionnelle. D'...explosante fixe..., c'est la 4e et dernière version de 1995 que nous retrouvons ici. Conçue en 1972, c'était alors les prémisses d'un très long parcours dont la réalisation finale n'interviendra que 22 ans plus tard, parcours lié aux avancées technologiques que Boulez testera au fur et à mesure et dont il mesurera les insuffisances. C'est en 1977 que fut créé l'Ircam, haut lieu d'exploration dirigé par le compositeur qui trouvera ici comment concrétiser son inspiration et ...explosante fixe... sur une citation extraite de L'Amour fou d'André Breton fut créée à Paris le 24 janvier 1994 dans sa version définitive. "Ce qui m'intéresse dans la technologie, c'est sa capacité à se développer dans le sens qu'impose la pensée musicale". C'est ce que confirmera la création en trois étapes de Repons, en 1981, 1982 et 1984. Dérive 1 et 2, le compositeur voit cette oeuvre comme "une sorte de journal reflétant l'évolution des idées musicales proprement dites, mais également la façon d'organiser dans une sorte de mosaïque narrative". Si Dérive 1 connut rapidement sa version définitive, Dérive 2 connut un long temps de composition avec des interférences d'autres oeuvres achevées entretemps. Boulez y réfléchit la vie rythmique de l'oeuvre musicale, le jeu des décalages rythmiques, les changements de tempi, les superpositions de vitesses différentes,... comme l'avait expérimenté Ligeti. La version définitive fut créée au Festival d'Aix-en-Provence en 2006. Incises pour piano fut créé au départ pour un concours de piano à Milan en 1994 et reprise 7 ans plus tard avant de donner matière à sur Incises pour trois pianos, trois harpes, trois percussions à clavier, un peu dans l'idée de Noces de Stravinsky et de la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartok, une pièce majeure des années '90 créée dans sa version complète au Festival d'Edimbourg en 1998.
"Aussi longtemps que le matériau d'une oeuvre n'est pas totalement utilisé, j'aime le développer, jusqu'à ce qu'il soit épuisé. Tel est le sens d'une 'work in progress'".
"Un cas particulier de l'histoire de la musique ?" demande Claude Samuel lors de l'interview réalisé avec le compositeur en 2013 et qui fait l'objet du treizième CD. "J'accepte cette spécificité" répond Boulez. "J'ai l'avantage d'être aussi l'interprète de mes oeuvres et j'ai assez d'expérience de chef pour savoir que si quelque chose ne marche pas, c'est qu'il y a quelque chose qui ne marche pas dans la partition et j'étudie cela. Et donc, cela n'a pas de sens de jouer les versions qui précèdent la dernière". Et pourtant, pour certains auditeurs avancés, il serait intéressant de comparer les versions, de suivre le "work in progress". Les enregistrements sont assez nombreux au fil du temps pour réaliser cette étude.
Certains reprocheront à cette édition DG d'avoir omis quelque oeuvres comme Polyphonie X ou Poésie pour pouvoir. Le compositeur tranche sans hésiter : "C'est insauvable, ça ne vaut pas la peine" et à propos de Poésie pour pouvoir : "la partie électronique est insuffisante. Je juge que ça ne vaut pas la peine de la refaire". Message entendu !
Mais si le "work in progress" est une spécificité de Pierre Boulez, de nombreuses autres oeuvres sur ses 30 opus autorisés ont tout de suite connu une version définitive.
A propos de l'interprétation de ses oeuvres par d'autres chefs, la comparaison est assez amusante : "c'est  comme quand vous prêtez votre voiture à quelqu'un et que vous êtes assis à la place du passager; vous vous dites 'j'aurais fait ça comme ça' ou 'j'aurais tiré le frein plus tôt'... mais vous voyez que ça marche et vous ne réagissez plus". Et donc si l'interprétation est cohérente, si c'est bien fait, vous vous dites "oui, pourquoi pas"?
Le 12e CD est consacré à des enregistrements historiques. Le Marteau sans maître sous la direction de Boulez en 1964, la 2e version du Soleil des eaux créée au Théâtre des Champs Elysées le 18 juillet 1950 sous le direction de Roger Désormière et la Sonatine pour flûte et piano enregistré à Paris par Severino Gazzelloni et David Tudor en 1976. Quand Claude Samuel demande à Pierre Boulez si l'auditeur peut détecter de grandes différences dans l'interprétation du Marteau sans maître de 1950 et celle de 2005 avec l'Ensemble Intercontemporain il répond simplement : "au départ, mon futur professionnel n'était pas dans la direction; j'ai dirigé parce qu'il n'y avait pas d'autre chef. Aujourd'hui je dirige mieux qu'il y a trente ans et l'auditeur entendra plus de souplesse dans le rythme, plus de variété dans le son, une plus grande liberté. Au début que je dirigeais, la précision rythmique était respectée, certes, mais sans souplesse pour éviter la catastrophe!".
Enfin quand on lui demande ce qu'il conseille à l'amateur éclairé qui va écouter ce coffret : "Se débarrasser de ses préjugés s'il en a, entendre avec ouverture d'esprit; qu'il commence avec les choses les plus simples, les plus directes, les plus ouvertes vers les plus complexes, les plus difficiles. C'est la même chose que pour les quatuors de Beethoven. Les premiers sont faciles à avaler, les derniers exigent une attention beaucoup plus concentrée. Cela, les auditeurs le savent, ça fait partie de la culture. Il faut que l'auditeur acquière cette culture de la modernité par la patience d'abord, parce que ce n'est pas toujours facile. Ecouter, réécouter et surtout réécouter en se disant non pas 'j'ai tort' mais en se disant 'je peux avoir tort'. Pour moi, c'est cela la vraie attitude".
J'avoue que ma "semaine boulézienne" fut très riche en réflexions et en découvertes à la fois de l'oeuvre et de l'homme à travers ses doutes. Pierre Boulez pouvait partir en paix. Il marque l'histoire de la musique. Et la question restera toujours posée : s'il n'avait pas été, quel cours aurait-elle pris ?
Bernadette Beyne

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

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