Orgues au soleil, acte 1

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L’orgue, au cours de son histoire vieille depuis l’Antiquité, s’est sédentarisé, massifié, sanctuarisé. Pour devenir un instrument d’intérieur, confiné dans la fraicheur des églises ou l’air climatisé des salles de concert. Un colosse sempiternel, un gardien du temple au service d’une musique grandiloquente, terne, ennuyeuse ?

En ces premiers jours de l’été, voici lancée une série baptisée « Orgues du soleil », qui veut explorer, valoriser quelques dépaysantes et réjouissantes voies de traverse, à l’encontre des clichés réducteurs. Repousser les murs, ouvrir les voûtes vers le ciel bleu. Au travers une sélection discographique prévue en quatre parutions échelonnées jusque fin août : vingt albums et autant de valeurs sûres. Parmi lesquelles nous distinguerons, en fin de parcours, cinq « incontournables ».

Ce voyage va nous emmener dans quelques jolis coins en bas de la France, en Europe centrale et méridionale, au Mexique, en Asie du Sud, en Afrique… Découvrir des instruments lumineux, radieux, aériens, dans des œuvres principalement (mais non exclusivement) puisées au fonds italo-ibérique. Il ne s’agit pourtant pas d’une anthologie des plus grandes œuvres du répertoire : en cette période estivale, nous privilégions la légèreté, le divertissement, la décontraction, excusant que quelques grands compositeurs soient absents ou sous-représentés. Au profit de pages plus relaxantes ou récréatives.

La plupart des enregistrements sont disponibles en support physique ou sur les plateformes de téléchargement. Quelques autres, que l’on ne pouvait décemment passer sous silence, se trouvent sur le marché de l’occasion ou les bonnes médiathèques.

Musiques Théâtrales et Militaires. René Saorgin. Harmonia Mundi. 1973 & 1979. TT 66’18

Ce CD couplait la réédition de deux microsillons : Musique militaire et théâtrale (1973, Grand Prix du Disque) et, partiellement, Le monde de l'orgue no 14 : L'orgue historique de Saorge (1979). Il n’est plus disponible en neuf, mais reste trouvable en occasion, et probablement dans maintes médiathèques car sa notoriété lui avait garanti une large diffusion, notamment dans la collection « Musique d’abord ».

Deux communes proches de la Ligurie, situées aujourd’hui dans les Alpes-maritimes, rattachées à la France en 1860 pour Saorge et en 1947 pour Tende. Et deux instruments typiques de la facture nord-italienne du XIXe siècle, qui s’affranchissait du glorieux héritage de son ripieno (assis sur les Principaux et les rangs de Mixtures) pour le compléter par des registres concertants, rivalisant avec les pupitres de l’orchestre. L’art des grands polyphonistes du passé et la science harmonique se troquèrent pour un nouveau répertoire compromis à l’air du temps, aussi peu liturgique que possible. Le public voulait entendre les mélodies à la mode, celles du bel canto bien sûr !

Non seulement l’opéra entre à l’église mais aussi la musique militaire et les pages imprimées qui nous sont parvenues, comprenant marches, galops, pas redoublés et autres musiques imitatives du même genre, témoignent d’un style facile, frisant la vulgarité […] dont la recherche de l’effet constitue uniquement le but visé. […] Pages oubliées, d’un style heureusement révolu, dans lesquelles on cherche peut-être en vain quelques traces de musique mais… combien truculentes ! écrivait René Saorgin dans le livret. On ne saurait mieux dire ! Encore faut-il que l’organiste accepte de se déboutonner, s’encanailler, pour faire revivre ces pièces qui ne supportent guère la tiédeur. En l’espèce, ces enregistrements vieux de plus de quarante ans demeurent un prototype. Un étendard de la discographie qui nous occupe.

Le Serrassi (1807, tuyauterie entièrement d’origine) de Tende donne le ton et envoie d’emblée du lourd, avec une trépidante Sinfonia du Padre Davide da Bergamo, entre roucoulades, courses intrépides et raffut. Suivra une espiègle Suonatina qui fait voler les jupons comme dans un quadrille. Mais tout l’album ne relevait pas de ces irrésistibles dépravations, et s’assagit à mesure qu’il remonte le temps. Ainsi, un lyrisme plus châtié pour la Fantasia de Vincenzo Petrali, structurée en arias, chœurs et coups d’éclat. Quatre sonates (« sur les flûtes ») de Giambattista Martini invitent même leur galante volubilité. Et les six Canzone de Zipoli (1688-1726) nous ramènent à un flux mélodieux agréablement classique.

La seconde partie, captée à Saorge, va elle aussi nous faire voyager à rebours. Introduction par les cloches carillonnées pour l’occasion par Paul Silici, qui deviendra maire de ce village de la Vallée de la Roya pendant une vingtaine d’années. On découvre le Lingiardi (1847) qui venait de profiter d’un relevage avant l’enregistrement : un instrument plus velouté qu’à Tende, moyennant quelques teintes ligneuses dans le ripieno. Sonate en sol majeur de Vincenzo Bellini, fluide et joliment festonnée. Deux extraits du Gloria de la Messe solennelle de Petrali révèlent les émois dissolus que prisaient les fidèles pendant l’office. Une lumineuse Sonate de Benedetto Marcello précède une Elevazione de Zipoli dont la douce ferveur semble vouloir expier les incartades d’un programme qui s’équilibre entre le clinquant et les vestiges de l’âge d’or ultramontain. Pour prolonger, on pourra écouter Le Style Théâtral au 19ème Siècle enregistré par Massimo Nosetti chez Syrius (1996).

En tout cas, on se devait de rendre hommage à René Saorgin, professeur au Conservatoire de Nice pendant un demi-siècle, et inlassable promoteur des orgues anciens du sud de la France. Au sein de son abondante discographie, on le retrouvera aussi à Saorge pour un superbe panorama de l’Europe baroque, « Les caractères de la variation », chez Tempéraments (1997).

Historical Organs of the Philippines : Las Piñas Bamboo Organ. Guy Bovet. Gallo. Février 2011. TT 59’38

Cap aux Philippines ! Pour le label Gallo, Guy Bovet enregistra quatre albums valorisant les orgues historiques de Bohol (Loay, Loboc, Baclayon), Manille, Bacong. Et celui de l’église Saint-Joseph à Las Piñas, notoire pour sa facture unique au monde : la quasi-totalité des tuyaux (sauf les anches, métalliques) sont faits de bambou ! que l’on trouve d’abondance sur place. Une attraction majeure du pays qui le déclara « trésor national » en 2003, et qui accueille aussi un festival international. Il fut construit par le Père Diego Cera au début du XIXème siècle. L’instrument subit maints déboires (typhons, tremblements de terre…) et connut plusieurs restaurations/modifications. Dans les années 1970 il fut réparé pour partie au Japon et en Allemagne, dans les ateliers Klais qui se dotèrent d’une salle climatisée afin que les variations d’hygrométrie n’altèrent pas les « tiges » habituées à l’humidité sud-asiatique. Un microsillon fut réalisé dans la foulée, en 1975, à l’ambassade de Bonn par Wolfgang Oehms. D’autres travaux intervinrent en 2003-2004, dont profita ce CD. L’organiste suisse alterne grand répertoire baroque (Juan Cabanilles, Pablo Bruna), classique (sonate d’Antonio Soler), des pièces typiques pour les missions du Paraguay, et aussi un cycle écrit par Oehms d’après des mélodies populaires des Philippines. La sonorité des chaumes nous vaut des flûtes galbées et patelines ; les Bajoncillo et Clarin pimentent de leur gouaille, les bruits de mécanique ajoutent la vie à ce dépaysant récital joué par cet éminent spécialiste du répertoire ibérique.

Tientos y Glosas en Iberia. Jesús Martín Moro. Tempéraments. Avril-août 1998. TT 76’40

Tuyaux et voix se répondent : par un intelligent jeu de miroir autour de la polyphonie de la Renaissance, ce programme illustre d’abord un art précurseur du Siglo de Oro : la glose. L’Ensemble Gilles Binchois cisèle de célèbres chansons de l’époque, chantant les vertus chevaleresques, l’amour courtois, les questions existentielles : Canto del Caballero (Nicolas Gombert), Anchor che col partire (Cipriano de Rore), Doulce mémoire en plaisir consumée (Pierre Sandrin), Je prens en grey la dure mor (anonyme du XVIème siècle). Selon une précieuse rhétorique, ces airs sont repris, variés, commentés à l’orgue par les diferencias et paraphrases d’Antonio de Cabezón (1510-1566) et son fils Hernando (1541-1602).

Ce charme archaïque et sévère s’éclaircit par un autre genre, pilier de ce répertoire : le Tiento. La seconde partie du disque s’éveille ainsi autour de la figure majeure de Francesco Correa de Arauxo (1584-1654), magnifiquement servie par l’orgue du monastère São Vicente de Fora de Lisbonne. Un des plus majestueux instruments du pays, pourtant sujet à bien des conjectures ! On suppose qu’il fut (re)construit après le séisme de 1755, par João Fontanes de Maqueixa. Restauré peu avant l’enregistrement, sous l'impulsion de l'Année Culturelle Européenne qui avait alors honoré la capitale portugaise, il rassemble 59 demi-registres (3190 tuyaux dont 282 pour les anches) répartis sur deux claviers à octave courte.

Parmi les spécificités de cette facture : la Flautado de 24 palmos (environ 16'), dont l’ut trônant dans la tourelle centrale est taillé dans un seul bloc de métal ! On l’entend au début du Magnificat de Cabezón, épicé par un plein jeu progressif (Cymbala, Quinzena Myxta, Mistura Imperial...) dont les Mixtures s’étoffent jusqu'à trente-deux rangs !

Autre rareté du lieu : une Trobeta Marinha 8' à double-harmonique (résonateur de 32'), qu’on admire dans le Canto llano de la Immaculada Concepción. Que de piquantes saveurs ! Par exemple, le mélange Chirimia-Dulçayna-Quinta real dans le Tiento de main gauche de Juan Cabanilles (1644-1712). Corneta real, Trobeta Real, Trompa Batalha complètent une formidable batterie de chamade, mobilisée dans la pyrotechnique Batalha d’Antonio Correa Braga, la seule pièce qu’on lui connaisse. Amorcé par des entrelacs archaïsants, ce CD se conclut par un exubérant feu d’artifice.

Kärnten Orgellandschaft. Florian Pagitsch. MDG. Septembre 1996. TT 61’06

Certes la Carinthie n’est pas la zone la plus méridionale de notre périple des « orgues du soleil », mais la facture y bénéficie d’une sorte de microclimat, sorte de synthèse sonore entre le moelleux sud-germanique, la nitescence italienne (la région jouxte le Frioul-Vénétie). Et une chaleur, un charme typique de l’artisanat autrichien, relativement bien préservé dans cette province. En tout cas, même si les frontières stylistiques sont poreuses, cette partie d’Europe centrale prodigue une flopée d’instruments terriblement séducteurs, radieux, et rehaussés de glacis douceâtres comme un vinaigre balsamique. 

Ce qu’on vérifiera à l’écoute de ces sept instruments, présentés (en allemand) dans le livret qui introduit aussi les compositeurs. Parmi eux aucune gloire locale, le répertoire abordé s’élargit donc à des œuvres (un peu) exogènes, adaptées à ces orgues, centrées chronologiquement sur le baroque et le rococo. Exception faite d’Isaac Posch (1565-1623) représenté par une Intrada & Couranta qui rayonne avec noblesse sur les huit jeux de l’abbaye de Viktring. La plupart des orgues de ce disque sont comme ici de dimension modeste, mais resplendissent avec une exceptionnelle plénitude, grâce à de généreuses acoustiques, et de splendides captations. Même physionomie, même éclat à St. Georgen am Längsee : on succombe au Menuet de la Suite en ut majeur de Georg Christoph Wagenseil, exhalé sur une délicieuse flûte 4’. On sourira des piécettes piochées dans le recueil Obervellacher Orgelbüchlein (1838) : une naïveté sans vergogne qui fleure bon la tonique-dominante et la basse d’Alberti. Ces rosalies s’épanouissent sur le petit positif de l’église St. Markus de Wolfsberg, située dans les Alpes de Lavanttal. Idem, on ne cherchera pas midi à quatorze heures dans les succulentes vignettes pour horloge musicale (Flötenuhrstücke), fussent-elles de Joseph Haydn : une sélection jouée sur à la cathédrale de Maria Saal. Le recueil Der Morgen und der Abend illustre les mois de l’année et fut écrit à plusieurs mains, dont celles de Johann Eberlin (que nous entendons ici à St. Nikolaus de Strassburg) et principalement de Leopold Mozart : jouées à l’église d’Ossiach, originellement une des plus vieilles abbayes bénédictines de Carinthie. Dans la même famille, Wolfgang bien sûr, pour l’étape la plus sérieuse et consistante de ce parcours, la Fantaisie Kv 594, dignifiée sur l’orgue le plus imposant de cet album, St. Martin d’Obervellach (23 jeux dont deux 16’) : une des rares pièces en mineur contenue dans ce CD, avec les deux Präludium, Versetten und Finale des troisième et quatrième tons d’Eberlin, qui apportent un ombrage de gravité bienvenu. Étant dit que ce voyage d’une heure reste essentiellement décoratif, voué à l’écoute paresseuse… et ravie par ces tuyaux melliflus. Pas d’anche, rien qui agresse ni même surprenne l’oreille. Mais tout qui l’envoûte. Une bonbonnière amoureusement servie par Florian Pagitsch, expert à ciseler les traits et raffiner les arômes. Attention : de ce disque fort sucré, on en sort confit. Et on replonge toujours volontiers dans cette fontaine de caramel qui, miracle, ne colle pas aux doigts. Un délice à prolonger par les deux volumes Vienne et Salzbourg, dans la même série Orgellandschaft bien connue des organophiles.

Puccini, The Organist. Liuwe Tamminga. Passacaille. Septembre 2008. TT 79’55

Si Giacomo Puccini avait été nommé titulaire à la cathédrale de Lucques, comme ses aïeux depuis un siècle, aurait-il eu le temps d’écrire tous les opéras qui lui valent sa postérité ? Malgré un Premier Prix d’orgue, il n’obtint toutefois pas le poste. Mais dès son jeune âge, il avait appris à en jouer pour faire bouillir la marmite familiale, après la mort de son père quand il avait six ans.

Parmi les nombreux instruments que compte la province et dont il joua, les deux ici entendus portent la signature autographe du compositeur. Celui de l’église de Farneta (rafistolé pour cet enregistrement) échoit de cinq pièces, dont la dernière, Inno a Roma, pompeuse marche triomphale, fait tonner grosse caisse et cymbales. L’œuvre que Puccini dédia spécifiquement aux tuyaux reste ténue. Une poignée de fugues, académiques. Quelques manuscrits du temps où il enseigna à son élève Della Nina. L’essentiel de ce programme bien rempli (une heure vingt) repose donc sur des arrangements réalisés par Tamminga lui-même, travaillant à partir des œuvres originales ou se référant à des transcriptions. Par exemple la réduction pour piano des délicieux Menuets pour quatuor à cordes. On saluera la formidable besogne d’archiviste, qui a débusqué des manuscrits ou partitions rares, et le talent pour leur redonner une vie nouvelle sous les voûtes.

Au sommet : le Pot-pourri sur Madama Butterfly synthétise en une petite demi-heure les grands moments de l’opéra japonisant, avec la participation discrète et efficace de deux percussionnistes. Même pas vingt jeux sur l’unique clavier coupé à l’église San Pietro Somaldi ! Mais quelle magie ! Privée de sa vocalité, mais nullement de son lyrisme, l’intrigue se transpose ici tel un poème aussi tragique que somptueux. Un bréviaire de décadence. Après le fugato de l’Ouverture (hérissé à quatre mains), l’habile agencement des scènes captive sans la moindre baise de tension, et recrée toute l’émotion du sacrifice de Cio-Cio-San pour le cynique Pinkerton. Une pantomime d’une indécente suavité. Absolument enivrant.

Christophe Steyne

 

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