Les trois premiers quatuors de Beethoven sur instruments anciens par les Chiaroscuro : une version décantée

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Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Quatuors à cordes op. 18 n° 1 à 3. Quatuor Chiaroscuro. 2019. Notice en anglais, en allemand et en français. 76.46. SACD BIS-2488.

Après une intégrale des Quatuors op. 76 de Haydn -nous nous sommes fait l’écho des trois derniers du cycle le 28 février dernier-, le très international Quatuor Chiaroscuro propose les trois premiers de Beethoven. Dans la discographie de cet ensemble fondé en 2005 qui joue sur instruments d’époque, on ne trouvait jusqu’à présent que le Quatuor n° 11 op. 95 « Serioso », couplé avec Mozart chez Aparté en 2012. Cette nouvelle gravure annoncerait-elle une future intégrale ?

La composition des quatuors de l’opus 18 met Beethoven à la tâche pendant près de deux ans, de l’automne 1798 à l’été 1800. Le troisième est en fait antérieur aux deux autres, ce qui donne comme dates d’écriture : automne 1798-janvier 1799 pour le n° 3, janvier-mars 1799 pour le n°1 et mars-mai 1799 pour le n° 2. C’est la première fois que Beethoven s’attache à ce type de musique de chambre, largement enrichi par Haydn et Mozart. La notice, signée par Richard Wigmore, rappelle que le compositeur, en était encore insatisfait et qu’il les révisa sans relâche avant de les remettre pour publication. Et de rappeler la correspondance échangée avec son ami proche Karl Amenda (1771-1836) auquel il demanda de conserver pour lui seul la première copie du Quatuor n° 1 qu’il lui avait confiée.

Le programme s’ouvre donc sur le n° 1 « officiel », en fa majeur, dont les interprètes soulignent d’emblée la dynamique et le côté percutant. L’Allegro con brio est joué avec beaucoup de concentration, avec une énergie pleine de feu, soulignée avec incisivité par la sonorité des instruments d’époque. L’attention est captée par cette sorte d’exaltation que l’Adagio, bien « affectueux et passionné » comme indiqué, transpose dans un climat évocateur de la confidence qu’aurait fait Beethoven à son ami Amenda de s’être inspiré du tombeau de Roméo et Juliette. Une émotion se dessine, entre pathétique et gravité, et les silences, qui impressionnent, sont lourds de signification expressive. On sent là un vrai travail de réflexion collective. Le Scherzo, fort bref, se nourrit de contrastes, avec ce premier violon qui semble se griser de danse. Quant à l’Allegro conclusif, il est riche d’aspects polyphoniques saisis à bras-le-corps dans un élan lyrique de haute volée. On se sent entraîné par les sonorités du violon d’Alina Ibragimova, un Anselmo Bellosio des environs de 1780 à la grâce rugueuse, mais aussi par ce lumineux violoncelle Carlo Tomasi de 1720 que joue Claire Thirion. C’est sur un élégant Amati de 1570 que Pablo Hernán Bennedi évolue, alors que l’alto fluide d’Emilie Hörnlund est un Willems des environs de 1700. Ces instruments réunis créent une atmosphère à la fois fragile et décantée, avec des côtés abrupts, voire tranchants, qui titillent l’oreille sans rompre une sorte de fougueuse plénitude que l’on éprouve.

Ces qualités se retrouvent dans le Quatuor n° 2 en sol majeur, avec sa légèreté haydnienne qui se situe dans la ligne de la réussite de la gravure des Chiaroscuro de l’opus 76 du maître autrichien. La notice utilise la belle formule de retrouvailles avec l’esprit de la comédie de mœurs du XVIIIe siècle, non sans passages subversifs. La chaleur gracieuse de l’Allegro se coule dans un style classique où la finesse est prioritaire et qui pourrait être rassurante si n’apparaissaient quelques audaces du côté du violoncelle, ainsi que des traits d’échanges entre les deux violons et des fioritures soulignées avec distanciation. La coda de ce premier mouvement oscille entre transparence et rêverie. Le superbe Adagio laisse chanter le premier violon qu’accompagnent avec discrétion les partenaires, mais c’est pour mieux faire place à un bruissement qui va se développer en ornementations. Haydn est vraiment proche dans le Scherzo aux effets bondissants, tandis qu’une grande liberté parcourt l’Allegro final teinté d’ironie, dont on apprécie la vitalité et l’ardeur déployées un peu comme au second degré, pour clôturer ce n° 2 de façon très gaie.

Avec le Quatuor n° 3 en ré majeur qui est, rappelons-le, le premier composé par Beethoven, la mélodie lyrique, pleine de suavité, aurait pu être inspirée par le Quatuor « Lever de soleil » op. 76 n° 4 de Haydn, comme le suggère Richard Wigmore. Cela expliquerait les affinités immédiates des Chiaroscuro avec cet univers ample, dont le langage polyphonique va se densifier au cours de l’Allegro, tout en soulignant avec conviction l’intensité entre les partenaires. La beauté du son collectif, stimulante et communicative, se prolonge dans l’Andante qui confirme la part de lumière introduite dans le premier mouvement. Sa partie centrale permet d’apprécier presque charnellement l’écoute mutuelle entre les instrumentistes, qui dialoguent pour affirmer la personnalité architecturale qui apparaît avant que le tout ne se disperse aux limites d’un espace sonore intimement résorbé. Le troisième mouvement, un court Allegro, semble vouloir secouer l’impression ressentie pour mieux apprécier une fantaisie dont la gravité n’est pas absente, préparant ainsi un Presto final très virtuose. C’est une tarentelle pleine de touches primesautières et d’élans alertes, au bout de laquelle on n’assistera pas à une apothéose débridée, mais plutôt à une conclusion en demi-teinte, qui ressemble à une question laissée en attente.

Cet album, qui inaugure, espérons-le, d’autres approfondissements de ce massif beethovénien par le Quatuor Chiaroscuro, est une expérience à vivre, non seulement pour la prise de risques des instrumentistes, mais aussi pour leur engagement où se mélangent la souplesse dynamique, le lyrisme mûri et la force de l’approche. Cette belle réussite est due aussi à une prise de son très présente, qui met en évidence les contrastes instrumentaux et leur offre une rugueuse transparence. On espère la suite, qu’il ne faudra peut-être pas attendre aussi longtemps que cette fois-ci : l’enregistrement a en effet été effectué à Brème il y a deux ans et demi, en juin 2019. 

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

 

 

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