Libération d’Israël, dramatisée dans deux oratorios post-baroques : interprétation renversante !

par

Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Das Befreyte Israel TWV 6:5. Johann Heinrich Rolle (1716-1785) : Die Befreyung Israels V I:II. Peter Van Heyghen, Il Gardellino Baroque Orchestra. Miriam Feuersinger, soprano. Elvira Bill, mezzo-soprano. Daniel Johannsen, ténor. André Morsch, Sebastian Myrus, basse. Août 2022. Livret en anglais, allemand, français ; paroles en allemand et leur traduction en anglais. TT 78’08. Passacaille PAS 1132

Cet album rapproche deux oratorios du naissant Classicisme, sur le thème de la captivité et la fuite victorieuse des Hébreux telles qu'elles sont transcrites dans la Bible (Livre de l'Exode). On pourra d'autant mieux les comparer que le librettiste est en partie commun : Friedrich Wilhelm Zachariae, qui pour son texte s'inspira probablement d'Israël en Égypte de G.F. Haendel. Bien que les titres soient quasiment similaires, leur qualification signifie bien les spécificités formelles et esthétiques : une « peinture musicale » pour Telemann qui en une dizaine de numéros (alternance de louanges et de visions épiques) ne se soucie guère de chronologie linéaire, mais un « drame musical » pour Johann Heinrich Rolle, qui introduit quatre personnages dans la première section, et développe un langage plus proche de l’Empfindsamkeit.

Même si seulement une quinzaine d'années les sépare (1759, 1774), on oserait dire que l’angle voire l’éthique de ces œuvres jumelles diffère autant que l'Ancien et le Nouveau Testament : archaïque, impérieux et singulièrement prosélyte pour le compositeur hambourgeois qui célèbre la rigueur du texte et simplifie les procédés (chœurs homophoniques, mélodies directement saisissantes) ; plus souple, lyrique et ouvert aux sentiments pour le Kapellmeister de Magdebourg qui, comme son prestigieux confrère toutefois, profitait de son poste municipal pour diffuser ses propres créations.

En une vingtaine de minutes, Das Befreyte Israel allie concision et efficacité, d’autant que la structure narrative repose sur des rétrospectives. On s’y délecte de la savoureuse instrumentation et des ressorts descriptifs qu’y concentre l’auteur de la Wassermusik : les bassons pour évoquer la course des chariots ennemis, brises de violons pour le frémissement du vent, figuralisme asservi au lexique de la violence accablant les armées de Pharaon (Wir wollen sie erjagen). Et quels chœurs grandioses, enluminés par timbales et trompettes ! Superbe partition, qui attendait qu’on l’enregistre enfin lorsqu’Hermann Max la confia aux micros de CPO en avril 1996 –un valeureux témoignage qui conserve ses attraits.

En revanche, la discographie ne connaît aucune alternative pour Die Befreyung Israels. En près d'une heure, son univers, plus délayé que son aîné de Telemann, mérite d'être apprivoisé. On y goûtera une orchestration plus fine, çà et là ciselée par la flûte traversière, étoffée par deux cors. Les quatre protagonistes (Moïse, sa sœur Myriam, son épouse Tsipporah, son serviteur Josué) invités par le librettiste Christoph Christian Sturm commentent l'action au gré d'airs et encore de récitatifs (un baroquisant porte-à-faux pour un émoi déjà préromantique ?) qui traduit l'état émotionnel des personnages. Et pourtant le traitement vocal, nourri de coloratures et quelques maniérismes, ne courtise pas toujours la sobriété et semble parfois briguer une veine opératique. Ce que ne contredirait pas la spectaculaire scène où s’ouvre la Mer Rouge (Seht wie die Fluten), avant d’engloutir les infortunés poursuivants.

L'interprétation ? Sans être partisan d'une naïve et paresseuse normativité du genre « nous avons adoré, allez-y les yeux fermés », on doit bien avouer notre coup de cœur pour cet album. Économisons notre prose de félicitations, si justifiées soient-elles. L'exercice serait aussi fastidieux que vain d'en disséquer la réussite, quand tous les paramètres confinent à l'excellence : solistes stylistiquement et techniquement parfaits, à l’affut de l’exigence des rôles, choristes flamboyants (vertu essentielle pour les nombreuses pages de liesse). Sans taire un orchestre virtuose et expressif comme jamais, que nous avions déjà salué pour sa renversante contribution à La Résurrection de Carl Philipp Emanuel Bach chez le même label. Pour ces deux œuvres incompréhensiblement délaissées, qui contredirait que le zèle de Peter Van Heyghen et sa troupe prend valeur de modèle ? On mentionnera enfin la splendide captation sonore dans la chapelle d’un hôpital de Bruges, qui magnifie l'ampleur et le relief de ces captivants opus, à (re)découvrir d’urgence.

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

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