L'intégrale Chostakovitch par le Quatuor de Jérusalem

par

Une chose est sûre: on ne sort pas indemne d’une intégrale des quatuors de Chostakovitch. Les mélomanes à la mémoire longue se souviendront des remarquables exécution données, il y a plusieurs années déjà, par le Quatuor Borodine -dépositaire de la tradition musicale soviétique et ayant bénéficié des conseils du compositeur- et plus récemment (en 2006, déjà) par le Quatuor Danel qui offrait une approche plus occidentale et plus émotionnellement réservée de cette musique qu’il servait avec une remarquable cohérence. (Les mélomanes curieux pourront comparer utilement les enregistrements laissés par ces deux formations.)
C’est donc peu dire que le Quatuor de Jérusalem, auteur d’enregistrements très remarqués dans une grande variété de répertoires, était attendu avec impatience dans cette somme dont le statut n’a cessé de s’affirmer depuis la mort du compositeur et qui est certainement l’un des sommets de la musique pour quatuor du 20e siècle.
Les brillants musiciens israéliens avaient choisi de donner l’intégrale sur cinq soirées, en suivant l’ordre chronologique de la composition des quinze quatuors, écrits sur près d’un demi-siècle de 1938 à 1974. L’auteur de ces lignes n’a pu assister qu’aux deux dernières, mais les constatations tirées à l’issue de ces deux soirées valent certainement pour l’ensemble du cycle. Le programme de ces concerts allait du Dixième au Quinzième quatuors, les quatre derniers étant autant de bouleversants chants du cygne du compositeur, malade, déprimé et obsédé par l’idée de la mort. On pourrait dire que Chostakovitch écrivait ici lui-même son “tombeau”, véritable épitaphe sonore d’un homme souffrant d’un perpétuel malaise et résigné au pire.
La première chose qu’il convient de dire est que la maîtrise technique du Quatuor de Jérusalem est tout simplement renversante. En mon âme et conscience, je ne me souviens pas d’avoir entendu sur scène un quatuor à cordes aussi parfait, tant sur le plan de la technique individuelle de chaque membre que du jeu d’ensemble: ceci atteint véritablement la perfection. Leur compréhension de cette musique véritablement crépusculaire n’est pas moins remarquable: chacune des oeuvres reçoit une interprétation irréprochable, où la compréhension de la musique et de sa profondeur est évidente et d’où toute idée de superficialité et de clinquant est bannie au profit d’une approche d’une remarquable hauteur de vues, et capable de couvrir toute la gamme des sentiments qu’offrent ces magnifiques oeuvres. Je n’en veux pour exemple que la merveilleuse introduction de l’alto dans le Treizième quatuor, ou le saisissant Quinzième quatuor, glaçant requiem composé au seuil de la mort par l’auteur pour lui-même, et où la salle du Conservatoire se retrouva plongée dans une obscurité que seules perçaient les lampes fixées sur les pupitres des musiciens.
Il serait certainement malvenu de faire la fine bouche devant une prestation d’un tel niveau, mais il y eut des moments où l’on était en droit de se demander si la mariée n’était pas parfois un peu trop belle, et si l’extraordinaire beauté du son des Hiérosolymitains et la puissance quasi-symphonique de leur jeu (cet ensemble rappelle beaucoup à la fois le Quatuor Juilliard à sa grande époque pour l’intelligence de son approche et l’Orchestre de Philadelphie de l’ère Ormandy pour sa somptuosité sonore) rendaient toujours justice à l’ironie dont Chostakovitch parsème si souvent ses partitions.
En tout cas, ces fabuleuses prestations emportèrent à juste titre l’adhésion du public du Conservatoire qui, le dernier soir, réserva une standing ovation absolument méritée à ces remarquables musiciens qu’on espère revoir rapidement dans nos murs.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Conservatoire, du 23 au 29 avril 2014

Les commentaires sont clos.