Lisibilité scénique et ferveur musicale : une réussite totale
Richard STRAUSS (1864-1949)
Die Frau ohne Schatten
Avgust AMONOV (l'empereur), Mlada KHUDOLEY (l'impératrice), Edem UMEROV (Barak), Olga Sergeeva (la femme de Barak), Olga SAVOVA (la nourrice), Evgueni ULANOV (le messager des esprits), solistes, choeurs et orchestre du Théâtre Mariinsky, dir.: Valery GERGIEV, réalisation : Jonathan KENT
DVD-2013-live-notice en russe, anglais, français et allemand-Mariinsky 2 DVD MAR0543
Avis à ceux qui considèrent incompréhensible l'intrigue de cet opéra de Strauss : voici une mise en scène très lisible, qui les réconciliera avec une oeuvre pourtant fort complexe, en vérité. On le sait, la mythologie "inventée" par Hugo von Hofmannsthal crée deux mondes, celui des dieux et celui des humains. Pour avoir une ombre et la certitude de la fertilité, et sauver son époux d'une pétrification imminente, l'impératrice, sous la coupe de la nourrice, tente de voler une ombre chez les humains, représentés par un humble couple de teinturiers, Barak et son épouse. Elle finira par un renoncement sublime, et sauvera ainsi son âme et son époux, jouissant de la clémence de son père, l'immanent Keikobad, dieu des esprits. Le metteur en scène scinde très simplement les deux mondes. Celui des dieux est flou, évanescent, changeant, se multipliant en nuages, rochers, et objets flottants. Celui des hommes est bravement prosaïque : une grande chambre avec lit, frigo, télé, caddies de supermarché, machines à laver et fringues, (teinturerie oblige). Et Barak va livrer sa marchandise au moyen d'une grosse 4 X 4. Au fil des tableaux, les décors passent et reviennent. Durant les nombreux et magnifiques interludes volent les faucons, au milieu des nuages ou des tempêtes : images superbes et évocatrices d'un monde sans entraves. Au troisième acte, plus de chambre ouvrière bien sûr, mais un décor unique fait de rochers, de plantes et de rivières, où se déroulera le jugement final. Si les humains (ainsi que l'impératrice et la nourrice lors de leur passage sur terre) sont habillés comme vous et moi au XXIème siècle, l'empereur et le messager semblent échappés d'un improbable univers mi-asiatique, mi-russe, qui hiératise leurs silhouettes quasi immobiles. Mise en scène claire et décors simples : voilà ce qu'il fallait pour une compréhension immédiate de cette intrigue touffue. Musicalement, la réussite est totale. D'abord par la direction somptueuse de Gergiev et du Mariinsky, lesquels déploient à merveille les soieries de l'orchestre straussien. La grande scène dansée du dernier interlude de l'acte II est exemplaire à cet égard, et la musique brille de mille feux sous le vol impavide du faucon... La vedette vocale est bien sûr Olga Sergeeva dans le rôle écrasant de la teinturière, femme de Barak, excellente actrice à qui le metteur en scène demande beaucoup lors de sa confrontation avec l'impératrice et la nourrice. Et la musicienne égale l'actrice : toutes partageant les faveurs délirantes du public pétersbougeois au salut final. Si le Barak de Umerov paraît plus pâle, c'est tout simplement parce que le rôle est moins exigeant, tout comme celui de l'empereur, limité à trois interventions, mais qui laisse éclater un beau timbre de heldentenor. Autres personnages-clés, l'impératrice et la nourrice, vivant leurs angoisses de l'intérieur, en les unissant tout d'abord, puis en les exprimant par un rejet différent mais aussi tragique chez l'une que chez l'autre : magnifiques interprétations de Khudoley et de Savova. La nourrice de cette dernière tire parfois la couverture à soi, mais à raison, vu son impressionnant impact théâtral. Les comprimarii sont bien distribués, avec mention spéciale pour les trois grotesques frères de Barak, dégénérés à souhait. Une très grande version donc, à recommander impérativement.
Bruno Peeters