« Lucilin Extended », un concert expérientiel

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Depuis 22 ans, United Instruments of Lucilin s’impose de plus en plus comme un passage obligé dans le domaine de la musique de création au Luxembourg -un territoire à la superficie restreinte, mais habile à exploiter des ressources limitées. En particulier, l’ensemble, spécialisé dans la création et l’exécution d’œuvres du 20e et 21e siècles, promeut l’innovation et la recherche dans la performance scénique et instrumentale : de là l’« Extended » de ce soir, dédié à des pièces mises sur pied par des compositeurs qui n’arrêtent pas leur travail d’écriture aux notes posées sur la partition, à des artistes qui manifestent une volonté (parfois farouche) à pousser l’expérience un pas plus loin, qui aiment et veulent outrepasser les potentiels des mondes sonores défrichés, par un détournement d’usage des instruments connus, par l’adjonction de technologies électriques (énergie ! énergie !) à une acoustique ravissante mais parfois convenue, par un entrechoc de médias destiné à bouleverser les sens -et parfois ça marche, et parfois ça fait flop ; le risque est le parfum de plaisir de l’exercice.

Au programme de ce concert fouineur, sept pièces récentes (écrites entre 2013 et 2021), de commande ou pas, toutes données pour la première fois à la Philharmonie Luxembourg -si l’on ne compte pas la diffusion en live-stream Phil Live Doheem du 31 juillet 2020, qui héberge la première de l’œuvre de Jessie Marino (New York). YjQzljv1uFQ – For Toshi Makihara est pilotée par trois percussionnistes dont les mains, filmées à la verticale et retransmises sur grand écran, frappent directement la membrane de la timbale (illuminée de blanc, de bleu, de rose, de mauve…), claquent entre elles ou se font des pichenettes résonnantes, manipulent des triangles -et pour le final, une mailloche-, tous mouvements qui composent une chorégraphie, au visuel en l’espèce plus remarquable que le son lui-même. C’est aussi le cas de The Game of the Century, court morceau basé sur la partie d’échecs de 1956 entre Donald Byrne (un des champions de l’époque) et Bobby Fischer, épique et hors du commun (Fischer a 13 ans et amène Byrne à l’échec et mat après une série hallucinante de sacrifices), pour lequel Connor Shafran (Américain établi à Cologne) resserre le temps comme dans une course-poursuite et s’adresse lui aussi d’abord aux yeux, concentrés sur les mains des joueurs : ce sont les déplacements précipités des pièces sur le plateau, alliés aux claquements des boutons de l’horloge mécanique et à l’occasion complétés par le tambourinement des doigts sur le plateau de jeu, qui créent l’étroit monde sonore, sec et rythmé, de ce court morceau.

Numb d’Igor C Silva (Portugais relocalisé à Amsterdam) surprend en propulsant le jeu du saxophone bariton le long d’un axe d’énergie coléreuse : avec ses sons malmenés par l’électronique live, fiévreusement ankylosés, systématiquement heurtés dans leur élan, la performance d’Olivier Sliepen capture l’attention, toute en envie et frustration -comme une mise en scène entre délectation et masochisme. Très sonique, Koer, création pour alto de la pièce de Genoël von Lilienstern (Berlin) écrite en 2019 pour violoncelle sous le titre Dom, confine l’usage de l’électronique (appliquée ici aussi à l’instrument solo) à des effets sur le volume, la réverbération, la distorsion des longs sons produits par les cordes de Danielle Hennicot -excluant de générer des sonorités nouvelles dans un morceau qui explore avec un certain bonheur les registres de l’instrument.

La scène est troublante : pour wo.man sitting at the piano I de Francesca Verunelli (Italie), Sophie Deshayes tourne le dos au public, assise au piano mais sans le toucher, concentrée sur la flûte traversière dont les sons guident, via une interface MIDI et un dispositif électro-magnétique, la partition de l’autre instrument : l’image est magique, qui montre les touches blanches et noires bouger sans l’intervention des doigts humains, et la musique se percute elle-même lorsque la flûte accélère et densifie, accélérant et densifiant le jeu du piano, ici mécanique docile et imperturbable -dont on se demande à chaque instant comment elle va échapper à son maître.

Ce sont les pièces qui concluent les deux parties du concert qui m’ont le plus convaincu : Hoc d’Óscar Escudero (Espagne) joue avec la réalité virtuelle, l’électronique, l’image en mouvement, les codes des jeux vidéo et des applications numériques (Google Map, GPS…), la voix du narrateur et… un instrument (la caisse claire, frappée à l’aveugle par Guy Frisch, plus performer qu’instrumentiste) ; la composition est aussi sauvage que passionnante, portrait d’une frustration obsessionnelle, reconstruite en cercles concentriques rapprochés. Juste un peu moins futuro-moderniste (live-électronique et lumière animée y jouent un rôle central, aussi écrit que la partition musicale), Sensate Focus, d’Alexander Schubert (Allemagne) mobilise de même les perceptions de l’auditeur amené à entendre, voir et reconstruire -mais de façon déliée : Sensate Focus tient son titre d’une méthode de relaxation thérapeutique destinée à diminuer l’anxiété de performance en engageant le rapprochement érotique sans viser le rapport sexuel-, reconstruire donc une musique dont le découpage lumineux quasi stroboscopique tronçonne la scène et le jeu des quatre instrumentistes (violoncelle, keytar, saxophone et percussion), incités à autant de gestes porteurs de sons que de mimes aux conséquences exclusivement visuelles : époustouflant.

Luxembourg, Philharmonie, le 15 mars 2022

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Alexander Schubert © privat (Alexander Schubert)

 

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