Musique Plus : Lucilin en résidence sans frontières
United Instruments of Lucilin a un goût pour lover les musiques qui lui tiennent à cœur dans un environnement, des circonstances qui sortent de l’ordinaire, titillent les sens ou la raison ; aujourd’hui l’ensemble est à la Fondation Valentiny, créée dans son village de Remerschen (une section de la commune luxembourgeoise de Schengen, renommée pour ses accords de juin 1985 sur l’abolition des contrôles frontaliers dans les pays initiaux de l’Union Européenne) par l’architecte François Valentiny, lieu d’art, de culture et d’architecture, de documentation et d’archivage, de travail et d’exposition, pour le plaisir et la profession, ancré dans la terre viticole que baigne la Moselle. Le projet de résidence couvre cinq thèmes, mis en musique lors de cinq week-ends : littérature, rencontres, équilibre, perceptions et architecture – l’objet des événements de ce jour.
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Iannis Xenakis s’impose dans le thème comme une évidence, grec né en Roumanie et installé en France, polytechnicien et musicien, un des principaux collaborateurs de l’architecte Le Corbusier (le puriste-utopiste de la rigueur, de la simplicité des formes et du bonheur) pour le pavillon Philips de l’exposition universelle de 1958 à Bruxelles : une vaste tente à trois pointes divergentes, animée d’un montage d’images et de lumières et dotée de 325 haut-parleurs encastrés, relais des 3 013 séances de 8 minutes du Poème électronique composé pour l’occasion par Edgar Varèse, avec, en interlude, Concret PH, une pièce musicale électronique de Xenakis fondée sur les données mathématiques de la construction.
Trois djembés disposés à hauteur d’homme, sanglés sur leurs supports ancrés dans le sol, accueillent Guy Frisch (cofondateur et directeur de Lucilin) et deux percussionnistes invités pour Okho, une pièce joyeusement brutaliste de 1989, dont les frappes froissent l’air, projeté en avant jusqu’à nos estomacs – une position aussi exigeante pour les instrumentistes (les mains, les baguettes) qu’elle maximise l’impact, physique, pour le public. Y succède, en mezzanine et dévoilé par le coulissement de la haute tenture crème, le trombone de Keren (« corne » en hébreu), une pièce rare pour cet instrument seul (en dehors de la Sequenza V de Luciano Berio – 1966 – et des Tre Pezzi de Giacinto Scelsi – 1957), dans laquelle Xenakis, qui en exploite l’étendue et les ressources mélodiques, fait évoluer la complexité de l’écriture – et du jeu (« c’est la troisième fois que je travaille cette pièce, et c’est toujours une redécouverte ») : amplitude, doubles sons, changements de sourdines élargissent la palette sonore de cet instrument monodique.
Retour aux percussions (un domaine de prédilection créative pour le compositeur) avec Rebonds, une œuvre à la régularité rythmique affirmée, où chacun des deux jeunes instrumentistes prend en charge une partie (l’ordre n’est pas fixé, mais la pièce ne requiert habituellement qu’un seul interprète) et s’acharne à secouer notre ostéoporose : A n’utilise que des peaux, B y ajoute cinq blocs de bois – l’un termine sa course par terre, emporté par la virulence jouissive de la frappe (l’impact ! l’impact !).
Le concert du matin se termine par le troisième quatuor à cordes écrit par Xenakis (en 1990), l’envoûtant et inhabituel Tetora, qui diffère nettement de Tetras, son prédécesseur virtuose et exalté : d’un jeu toujours complexe mais plus réfléchie, plus structurée, plus mélodique, la partition, d’une exubérance retenue, explore le continuum entre timbre et hauteur, sonne à la fois moderne et ancienne et, en l’absence de vibrato, s’éloigne d’autant de la tradition.
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Entre vigne et plan d’eau, je profite (avec la parcimonie prudente de l’averti) du soleil de midi pour me promener jusqu’au Chalet où je prends place pour déjeuner, avant un retour le long du monumental Waasserschapp – la station de traitement d’eau potable est, avec la Fondation, une autre réalisation tout en courbes et béton du bureau Valentiny – avant de m’asseoir dans le coin de la salle où seront projetés les courts-métrages sélectionnés par Paul Lesch.
A la saturation de la réverbération du son près dans les passages plus puissants des pièces pour marimbas (l’endroit n’est pas construit pour l’acoustique), l’exercice d’appariement film et partition est plaisant, le contexte historique et les particularités de chaque court-métrage luxembourgeois racontés par l’ancien directeur du Centre National de l'Audiovisuel avec une érudition anecdotique : du pittoresque film de promotion touristique de la capitale (Félix Medinger, 1912) au génial image-par-image (Fragile, de Dan Wiroth, en 1999 : l'histoire d'un verre de vin et d'une chope à bière qui se disputent les faveurs d'une flûte à champagne), en passant par le film d’entreprise (Ardoises, de René Leclère, en 1938) ou institutionnel (un exercice didactique de sécurité routière, par le même réalisateur) et l’art intrigant de Der Mensch mit den modernen Nerven (Bady Minck, 1988), les musiciens de Lucilin, le regard écartelé entre écran et lutrin (enfin, entre mur blanc et tablette) proposent un programme consensuel (deux quatuors de Philip Glass, Nagoya Marimbas, Piano phase pour deux marimbas et Clapping music de Steve Reich, la reprise de Rebonds B et deux des Tre Pezzi de Scelsi) qui nourrissent un dimanche après-midi qui prend des airs de matinée au théâtre Edouard VII : souriant, détendu, finement nostalgique et de bonne tenue.
Remerschen (Luxembourg), Valentiny Foundation, le 27 avril 2025
Bernard Vincken
Crédits photographiques : DR