Passions exacerbées à Berlin : Francesca da Rimini de Zandonai 

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Riccardo Zandonai (1883-1942) : Francesca da Rimini, tragédie en quatre actes. Sara Jakubiak (Francesca), Jonathan Tetelman (Paolo il Bello), Ivan Inverardi (Giovanni Sciancato, nommé Gianciotto), Charles Workman (Malatestino dall’Occhio), Alexandra Hutton (Samaritana), Samuel Dale Johnson (Ostasio), Meechot Marrero (Biancofiore), Amira Elmadfa (Smaragdi), etc. Chœurs et Orchestre du Deutsche Oper Berlin, direction Carlo Rizzi. 2021. Notice et synopsis en anglais et en allemand. Sous-titres en italien, anglais, allemand, français, japonais et coréen. 140.00. Un DVD Naxos 2.110711. Aussi disponible en Blu Ray. 

Curieux destin que celui de Riccardo Zandonai dont la postérité n’a en fin de compte retenu, parmi la série d’opéras qu’il a composés entre 1906 et 1940 (une petite quinzaine), que cette Francesca da Rimini créée avec un beau succès au Teatro Regio de Turin le 19 février 1914, triomphe confirmé par une reprise à Covent Garden moins de six mois plus tard. L’œuvre a voyagé en Europe avant la Seconde Guerre mondiale (à Bruxelles en 1923), a été reprise plusieurs fois en Italie et jouée aux Etats-Unis. Malgré ses qualités, elle demeure cependant assez peu inscrite au répertoire des maisons lyriques. Par contre, sur le plan vidéographique, Francesca da Rimini a été jusqu’à présent bien servie, dans la version du Metropolitan de New York d’avril 1984, avec Renata Scotto en état de grâce et Placido Domingo dans les deux rôles principaux, sous la direction de James Levine (DG), ou dans celle de 2004, filmée au Festival de Macerata, avec Daniela Dessi et Fabio Armiliato, sous la baguette de Mauricio Barbarini (Arthaus). Ces deux productions, avec décors et costumes luxueux du temps de l’action (la Renaissance), bénéficiaient de distributions de haut niveau mais celle du Met pêchait quelque peu par une qualité d’image assez moyenne. Ces deux témoignages sont cependant d’indiscutables réussites vocales et scéniques.

En voici une autre version, récente puisqu’elle propose la mise en scène, au Deutsche Oper Berlin en mars 2021, de Christof Loy qui place l’action dans un contexte contemporain sobre, dépourvu des fastes luxuriants de New York ou Macerata, avec des costumes (de Klaus Bruns) masculins noirs, en contraste avec ceux de l’héroïne aux couleurs alternées, et la blancheur des robes de ses suivantes. Effet visuel qui centre le spectateur sur la tragédie qui se noue devant ses yeux, dans un décor qui ne varie pas au cours des quatre actes : un vaste mur couvert d’un papier-peint fleuri (dont on n’aimerait pas orner son chez-soi) est percé en son milieu par un grand volet qui va se lever selon les nécessités pour accueillir l’une ou l’autre scène essentielle (bataille, repas, ébats amoureux, meurtre des deux amants). Cette autre partie du plateau, surélevée de trois marches, dispose de larges fenêtres dont les horizons différeront en fonction de l’avancée du drame.

Le livret de Francesca da Rimini est signé par l’éditeur milanais Tito Ricordi (1865-1933). Il est tiré de la tragédie éponyme en vers de Gabriele d’Annunzio (1863-1938) qui date de 1901 et est inspirée par un épisode du Chant V de La Divine Comédie de Dante. L’argument se résume facilement. Pour des motifs politiques, le seigneur de la ville de Ravenne donne en mariage sa fille Francesca à Giovanni Malatesta, nommé Gianciotto lo Sciancato (« le boiteux ») en raison de sa difformité physique. Mais l’accord nuptial se conclut par procuration avec Paolo, le frère de Gianciotto. Francesca croit qu’il s’agit de son vrai fiancé, l’amour entre elle et Paolo est immédiat. Après les noces, Francesca, déçue, vit désormais à Rimini chez les Malatesta. Une bataille a lieu au cours de laquelle Paolo accomplit des exploits et revoit la jeune femme pour la première fois ; il lui affirme qu’il ignorait le marchandage organisé pour le mariage. Lors du conflit, le troisième frère, Malatestino, perd un œil. Ce dernier convoite sa belle-sœur et va s’avérer sanguinaire en exécutant cruellement un prisonnier. Il découvre la liaison secrète entre Francesca et Paolo et la révèle à Gianciotto. Ce dernier prépare un piège : il fait croire à son absence, découvre les amants ensemble en pleine nuit et les assassine tous les deux.

Sur cette trame hautement tragique que l’on appelée le « Tristan » italien en raison des références explicites aux amours de Lancelot et de la Reine Guenièvre (le sublime Acte III en est tout imprégné), Zandonai a composé une musique inspirée, spectaculaire, vibrante, enivrante et à la tension permanente. Le chant se situe dans la ligne vocale de la grande tradition italienne tout en s’écartant du vérisme et en tenant compte des subtilités harmoniques françaises, notamment celles de Debussy. La partition est fascinante de bout en bout et tient l’auditeur en haleine par son dynamisme et son ampleur lyrique. A cet égard, la production de Christoph Loy est digne de ce sujet tragique, car elle cristallise au centre de l’action, pleine de mouvements, la passion dévorante qui unit les deux amants dans un contexte de tumulte et de violence. La sobriété du décor et des costumes que nous avons signalée, soutenue par de brillantes lumières, accentue la tension qui ne fait que croître et donne à l’impeccable jeu scénique une dimension théâtrale des plus remarquables. 

La distribution vocale est superlative. La soprano Sara Jakubiak, d’origine polonaise et allemande, est originaire du Michigan et a étudié à Cleveland et à Yale. Elle s’est notamment distinguée dans Richard Strauss, Korngold, Verdi, Prokofiev ou Weber. Sa présence physique voluptueuse est celle d’une vraie tragédienne ; elle bénéficie d’une voix magnifique, riche et ample, aux couleurs infinies, avec des aigus vifs et tranchants. Elle est vraiment magistrale en Francesca, elle fait corps avec un rôle qui semble écrit pour elle. A ses côtés, les trois frères Malatesta sont à la hauteur de cette héroïne de légende. Le ténor d’origine chilienne Johathan Tetelman est brillant lui aussi. On croit sans peine à la passion qui électrise les deux amants tant ils sont authentiques dans leur réciprocité, y compris dans la scène semi-érotique qui les unit. Au cours de l’Acte III, le quart d’heure au cours duquel leur amour se dévoile concrètement (Paolo, datemi pace !) est un grand moment d’intense émotion lyrique. Le « boiteux » Gianciotto, le mari trompé, c’est le baryton Ivan Inverardi, au physique impressionnant, fruste dans ses sentiments, mais dangereux et implacable dans sa colère furieuse. Le rôle du « borgne » Malatestino est confié au ténor américain Charles Workman ; abject et sanguinaire, il se réjouit cruellement des malheurs conjugaux de ses frères et de sa belle-sœur et s’en repaît, rusé et animé d’un esprit de revanche après avoir été repoussé par Francesca. Ces excellents chanteurs créent à eux quatre un univers morbide d’une absolue noirceur psychologique, dans une ampleur vocale qui donne parfois le frisson et traduit avec un réalisme saisissant la portée ascensionnelle de la tragédie vers son issue finale. C’est absolument magnifique et exaltant.

Tout le reste du plateau est à la hauteur, depuis l’entourage de Francesca qui apporte l’une ou l’autre touche féminine bienvenue comme le personnage de Samaritana (la soprano Alexandra Hutton), sœur de l’héroïne qui, au premier acte, est animée d’une intuition prémonitoire quant au futur du mariage arrangé, ou celui de Biancofiore (la soprano Meechot Marrero), confidente des émois de Francesca. Les chœurs féminins du Deutsche Oper Berlin sont de toute beauté. Quant à la phalange de la maison lyrique allemande, elle est menée par un Carlo Rizzi en grande forme. Il souligne toutes les nuances orchestrales avec éloquence, dose l’opulence et la montée émotionnelle comme la délicatesse des phases amoureuses. Il participe grandement à la réussite de cette soirée qui vibre de passion, de fureur et de sang, par ailleurs superbement filmée par Goltz Filenius, tant au niveau des vues d’ensemble que des gros plans. 

Note globale : 9,5

Jean Lacroix 

 

 

 

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