Masaaki Suzuki : Rigueur, sobriété et hédonisme dans les Cantates de Bach
Le Célèbre Bach Collegium Japan effectue cette année une tournée estivale à travers l’Europe. Les présenter au Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck était dès lors incontournable. Le prestige que cet ensemble et son chef ont acquis depuis des décennies par leur travail exhaustif d’enregistrement de Cantates et Passions de Bach les a rendus un des acteurs indispensables de l’interprétation historique, pour ne pas dire de l’interprétation tout court. Masaaki Suzuki a atteint sa 70e année, mais il est toujours un petit homme animé et alerte qui vit la musique dans l’onction religieuse, certes, mais sans renoncer à la moindre once de beauté sonore. Une des caractéristiques saillantes de cet ensemble réside précisément dans l’identité de leur sonorité. Autant le groupe des cordes, celui des vents ou le continuo possèdent une virtuosité et une précision dans l’exécution époustouflantes et sont parfaitement en communion avec le langage de Bach, ce qui ressort au premier plan c’est leur volonté d’atteindre un idéal probablement divin à travers l’esthétique du son. C’est comme si la déité se trouvait dans la richesse harmonique obtenue de chaque instrument. La même considération inspire le résultat sonore du chœur, strictement réduit à douze voix y compris les quatre magnifiques solistes de la soirée : l’amalgame des voix est parfait, mais on sent surtout la volonté de trouver un idéal sonore duquel le tranchant ou la dureté ne font pas partie. Rien ne les empêche d’être brillants ou assertifs, vu que les professions de foi sont récurrentes dans les textes des Cantates, mais elles sont ainsi servies dans un écrin tendre, mielleux. J’ai apprécié particulièrement leur manière sobre et efficace d’accompagner les récitatifs : c’est mordant au besoin, discret en général, mais ils appuient remarquablement le contenu et la clarté du texte. La direction de Suzuki est très sobre, il va droit à l’essentiel : quelques accents, quelques impulsions rythmiques et un discours sans ambages ni détours, il laisse le contrepoint et les rythmes de danse parler d’eux-mêmes.
Il est curieux de constater avec quelle obsédante fréquence apparaît le terme « Sunden » (pêchés) dans les textes des Cantates. La volonté de Luther et de ses théologiens était, de toute évidence, de rendre tout quidam coupable de ses écarts de conduite ou d’avoir enfreint la norme socioreligieuse. Suzuki est, semble-t-il, un croyant convaincu, mais ses concerts distillent un hédonisme, un plaisir obtenu au moyen de l’interprétation musicale qui contraste, fort heureusement, avec la volonté de rédemption par l’ascèse qu’affichent les textes chantés. Dieu aurait laissé les hommes dans la déréliction, Suzuki et les siens nous apporteraient la rédemption… dans le plaisir ! Il me rappelle les discours austères d’un Gustav Leonhardt qui affichait une volonté de rigueur toute calviniste dans ses propos sur l’interprétation. Mais… lorsqu’il se laissait aller à des petites libertés dans le phrasé ou l’agogique des mouvements lents, la sensualité traversait ses doigts et il devenait absolument sublime !
La Cantate BWV 20, « O Ewigkeit, du Donnerwort » (Ô éternité, toi, parole foudroyante !) date de la deuxième année de Bach à Leipzig (1724) comme toutes les quatre présentées. Le texte est ici de Johann Rist, il parle de mort et d’éternité et sa parabole fait référence à l’homme riche démuni devant la mort. Elle commence par une brillante « Ouverture à la française » et inclut un solo de cette « tromba da tirarsi » ou trompette à coulisse, un instrument presque injouable mais qui permet le chromatisme. Aucun exemplaire ancien nous étant parvenu, on joue sur des reconstructions d’après l’iconographie. Le ténor Benjamin Bruns, un artiste très expressif à la diction remarquable a ouvert les soli. Suivi de la basse Christian Immler, non moins expressif même si une certaine raideur gêne son émission dans les notes extrêmes. Le jeune alto Alexander Chance (fils du célèbre Michael) avec le dernier air « O Mensch, errete deine Seele » exhibe la belle couleur de son instrument. Il se montre très convaincant stylistiquement, même si l’on peut légèrement déplorer son souci prééminent de la beauté du son plutôt que de l’expression.
La Cantate 94, « Was frag ich nach der Welt » (Que puis-je attendre du monde) fut écrite sur un texte de Balthasar Kindermann. Elle inclut un air magnifique pour alto avec flûte concertante, Betörte Welt, betörte Welt! et un fantastique air de basse avec continuo « Rauch und Schatten » (la fumée et les ombres) qui évoque le crime, la chute et la rupture. Dans le premier solo de soprano de la soirée, Carolyn Sampson dialogue avec le hautbois dans l’air Es halt es mit der blinden Welt, écrit dans un rythme de pastorale. Sa diction est impeccable et son savoir-faire toujours magistral.
La BWV 93, « Wer nur den lieben Gott lässt walten » (Celui qui laisse Dieu régner sur sa vie) contient le duo soprano/alto Er kennt die rechten Freudenstunden où les deux solistes on fait preuve d’une exquise complicité.
La BWV 78 « Jesu der du meine Seele » (Jésus, toi qui par ta mort amère) dont le texte est de Johann Riste, commence par un fabuleux chœur en forme de Passacaille d’un contrepoint très complexe. Sur un thème luthérien que Bach utilisera fréquemment, par exemple dans la fameuse Cantate « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen », les douze chanteurs nous ont régalés. Viendra ensuite le sautillant et délicieux duo bien connu Wir eilen mit schwachen, doch emsigen Schritten, où Sampson et Chance ont définitivement conquis l’auditoire.
Le seul bémol de la soirée était l’acoustique de l’église : si l’on écoutait d’assez près les musiciens, on pouvait apprécier nettement le foisonnement de nuances et la richesse de timbres du Collegium. En s’éloignant du podium, la résonance de la Collégiale baroque de Wilten effaçait progressivement les détails et transformait l’ensemble dans un magma relativement informe. C’est le prix de la beauté du lieu!
Xavier Rivera
Innsbrucker Festwochen der Alten Musik, le 23 août 2024
Crédits photographiques : Marco Borggreve