Chez Claves, l’approfondissement de Pierre Wissmer se poursuit
Pierre Wisssmer (1915-1992) : Concertos pour violon et orchestre n° 1 à 3. Oleg Kaskiv, violon ; Sinfonia Varsovia, direction Aleksandar Marković. 2023. Notice en anglais, en allemand et en français. 63’ 58’’. Claves 50-3080.
Entre autres objectifs, le label suisse Claves a celui de mettre en valeur les compositeurs helvétiques. C’est le cas pour Pierre Wissmer, né à Genève où il a concrétisé sa formation, avant de se rendre à Paris dès 1935 et d’y suivre les cours de Jean Roger-Ducasse pour la composition et de Charles Münch pour la direction d’orchestre. Il est en Suisse pendant la guerre de 1940-45, est nommé directeur des programmes de Radio-Luxembourg après le conflit et s’installe en France, où il obtient la naturalisation. Pédagogue apprécié, il enseignera à la Schola Cantorum, puis à l’École de musique du Mans, avant de boucler son parcours dans sa ville natale. Il laisse un vaste catalogue dans divers genres (dont neuf symphonies, Hermann Scherchen créant la première), un répertoire servi notamment par les labels Hortus, Quantum ou Intégral. Le présent album est le quatrième proposé par Claves, une série entamée dès 2018 par des pages concertantes, dont le deuxième concerto pour violon joué par la Française Eva Zavaro, avec l’Orchestre symphonique de Hongrie, dirigé par Alain Pâris. En 2021, un album de deux CD proposait d’autres concertos, pour clarinette, guitare ou piano, ainsi que des archives issues des studios de Radio-Luxembourg, dont un ballet. Il y a deux ans, des pages symphoniques, le concerto pour hautbois et le Concerto n° 3 pour violon figuraient au programme. Nous avons présenté les deux dernières gravures, respectivement les 29 avril 2021 et 17 juin 2022.
Cette fois, les trois concertos pour violon sont réunis. Belle initiative, car, comme le précise le compositeur et chef d’orchestre français Fabrice Gregorutti, signataire de la notice, ils révèlent, malgré leur différence, une unité stylistique profonde marquée par un goût extrême pour la construction formelle, l’art du contrepoint et la science de l’orchestration. En réalité, Wissmer est un indépendant, d’abord sous influence néo-classique ; au fil du temps, il sera tenté par un éloignement de la tonalité et une écriture de plus en plus introspective. Les œuvres ici présentes témoignent de ce parcours. Le Concerto n° 1 de 1942, en trois mouvements enchaînés, est un hommage à Jehan Alain, mort au champ d’honneur en juin 1940, à l’âge de vingt-neuf ans. Wissmer est de la même génération : il a quatre ans de moins que le disparu. On trouve ici des caractéristiques de sa production qui se renouvelleront ailleurs : mise en valeur de la couleur sonore, soin apporté aux timbres, orchestration et instrumentation travaillées, qui offrent aux pupitres des moments valorisants. Le violon est très virtuose, tour à tour flamboyant dans l’Allegro initial, confiant dans la Fugue, et très dansant dans un Vivace enlevé. La concision de l’œuvre en renforce le côté lumineux.
En 1954, Wissmer prend quelque peu ses distances avec la tonalité. La virtuosité est à nouveau de mise dans le Concerto n° 2, le soliste étant sollicité, au fil des trois mouvements, par un discours lyrique (Allegro risoluto) et une tension chaleureuse (Molto moderato), dans un riche contexte orchestral, avec un Allegro con spirito final très volubile, au sein duquel le soliste est appelé à traduire l’exultation générale. Il faudra attendre près de quarante ans pour que Wissmer écrive son Concerto n° 3 : trois mouvements incisifs, traversés par des pulsations, des moments de détente, avec un chant du violon superbe dans l’Allegro moderato qui n’est pas dénué de complexité, une douceur nostalgique dans le second mouvement, avant de s’achever dans un contexte ardent qui fera en fin de compte place à un espace de silence avant le dernier cri orchestral. L’atmosphère globale fait parfois penser au sublime concerto d’Alban Berg.
Lauréat du Concours Reine Elisabeth en 2001, le violoniste ukrainien Oleg Kaskiv (°1978) enseigne aujourd’hui en Suisse, à la Menuhin Académie, ainsi qu’au Conservatoire de Genève. Il est totalement investi dans ces pages qu’il s’approprie avec brio, panache et un sens du lyrisme affirmé. Il joue sur l’un des rares violons Guarneri del Gesù sans nom, qui a récemment été nommé « Caspar Hauser », ce personnage étonnant du XIXe siècle (1812 ? -1833) qui, se disant pauvre et orphelin, mais d‘origine noble, défraya la chronique à Nuremberg dès 1828. Il mourut cinq ans plus tard, suite à une mystérieuse agression. L’instrument, qui sert d’illustration pour la pochette et est décrit dans une note de présentation, bénéficie d’un son coloré et puissant. C’est la deuxième fois que Kaskiv enregistre pour Claves le Concerto n° 3, après la gravure parue en 2021, avec l’Orchestre de la Suisse romande, dirigé par John Fiore. Une même ardeur anime ses deux versions. Ici, c’est la Sinfonia Varsovia, menée par le chef serbe Aleksandar Marković (°1975), qui est en belle complicité, avec des nuances orchestrales d’une riche variété.
La réunion des trois concertos en un seul album est un atout par rapport à d’autres versions connues, comme le Concerto n° 1 par Amaury Coeytaux (°1984) avec l’Orchestre Symphonique National d’Ukraine, dirigé par Fabrice Gregorutti, le signataire de la notice (Naxos, 2014), ou le Concerto n° 2 par Eva Zavaro (°1995), citée en début d’article. Deux belles gravures qui font partie d’albums Wissmer plus panoramiques. Il existe aussi une version du Concerto n° 3 par le Polonais Artur Milian (°1950) avec la Philharmonie d’Olsztyn, dirigée par Dominique Fanal, qui propose aussi la Symphonie n° 7 (Quantum, 2006). Le mélomane se laissera tenter en priorité par le présent album, en raison de la cohérence de son programme et de la qualité globale de son interprétation.
Son : 9 Notice :10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix