Molière et Lully

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Il y a quatre siècles, les cloches de l’Eglise Saint-Eustache sonnent à la volée pour le baptême de Jean-Baptiste Pocquelin, le 15 janvier 1622, lendemain de sa naissance. Dix ans plus tard, celles du Baptistère de Florence chantent la naissance du petit Giambattista Lulli. «Les deux Baptiste», comme les nomme la Marquise de Sévigné, se croisent probablement dans la capitale vers ces années 1660 où un adolescent timide s’apprête à gouverner par lui-même pour devenir «Le plus grand roi du monde» et... aussi «le plus mélomane de l’histoire» (J. de La Gorce).

A cette date, Molière a déjà fait son entrée mouvementée à la Cour. Les tournées en province qui ont succédé à l’échec de L’illustre Théâtre n’ont pas entamé sa volonté de réussir dans le genre tragique; aussi, en dépit de la rivalité avec les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, il choisit de se présenter à la Cour avec une tragédie de Corneille, Nicomède. Mais à la dernière réplique succède un silence glacial... le comédien propose alors en guise de conclusion «l’une de ces petites farces qui ont rencontré quelques succès en province.». Dès les premières répliques du Médecin amoureux, l’assistance hurle de rire, au point d’en faire pleurer le Roi qui alloue aussitôt la salle du Petit Bourbon à la nouvelle troupe, en alternance avec celle de Scaramouche.

 Au même moment, Lulli que tous appellent Baptiste, à l’aube de la trentaine, occupe une place enviable. Entré adolescent au service de la Grande Mademoiselle, le jeune Florentin s’est vite fait remarquer par son caractère enjoué et ses talents multiples. Depuis ce fabuleux Ballet de la Nuit où il danse à côté du Roi, compositeur de la musique instrumentale et auteur de nombreux ballets (Ballet du temps, Psyché, L’Amour Malade, Alcidiane, Ballet de la Raillerie, des Saisons…), il a acquis la nationalité de son pays d’adoption et pris la direction de la Bande des Petits Violons.

Dès le début, la rencontre des deux génies se place sous le signe de la fête. Pour celle « de Vaux » Nicolas Fouquet a commandé une comédie, Les Fâcheux, dans laquelle Molière a «cousu» des intermèdes dansés. Il glisse dans ses dialogues une invitation à «Baptiste le très cher»: «Nous avons pour les airs de grandes sympathies/ Et je veux le prier d’y faire des parties.». Quelques années plus tard le vœu se concrétise. 

Au rythme des festivités royales naissent L’Amour médecin, première « comédie-ballet », puis, lors des Plaisirs de L’Ile enchantée de 1664, La Princesse d’Elide, « comédie-ballet galante » suivie du Ballet des Muses avec Melicerte, remplacée par La Pastorale comique puis par Le Sicilien ou l’Amour peintre.

Pour le Grand Divertissement Royal de 1668, la pièce Georges Dandin se mêle à une Pastorale. Enfin, Monsieur de Pourceaugnac, Les Amants magnifiques, Le Bourgeois Gentilhomme et sa version féminine, La Comtesse d’Escarbagnas, paraissent en même temps que l’extraordinaire Psyché, première et unique « tragédie-ballet ».

Élan créatif sans pareil. En effet, pendant la même période, Molière écrit et représente Les Précieuses ridicules, L’École des Femmes, L’Impromptu de Versailles, Tartuffe, Dom Juan, Le Misanthrope, Le Médecin malgré lui, Amphitryon, L’Avare, Les Fourberies de Scapin ! Lully n’est pas en reste, composant, dirigeant, organisant de son côté, divertissements, ballets, motets dont le célèbre Miserere, des musiques de circonstance…le tout ponctué des incessants déplacements d’une Cour nomade (l’installation fixe à Versailles ne se fait que neuf ans après la mort de Molière).

Si le travail « à quatre mains » relève de l’alchimie, la méthode présente des aspects étonnants. D’abord, la rapidité. Molière évoque une quinzaine de jours de préparation, voire moins : «Proposé, fait, appris et représenté en cinq jours» annonce-t-il en tête de l’Amour médecin. Quant à Psyché, arrivé au milieu du drame, il n’a même plus le temps de versifier. Il faut appeler le vieux Corneille à la rescousse ainsi que Philippe Quinault à l’aube de sa carrière.

Une fois l’œuvre achevée, la part de chacun est indissociable au point que Molière précise que ses ouvrages doivent toujours être montrés avec « les airs (mélodies) et les symphonies de l’incomparable M. Lully, mêlées à la beauté des voix et à l’adresse des danseurs.»

Parmi leurs points communs, notons le parallélisme de leur vies (ils se marient la même année, prénomment leur premier né Louis dont le Roi sera le parrain); la même combativité et le même panache pour surmonter haines, jalousies et cabales ; ou encore des témoignages d’amitié tel le prêt de Molière pour l’achat et la construction de l’hôtel de Lully sans oublier les soirées dans sa maison d’Auteuil. Au-delà des apparences, enfin, une même esthétique de liberté, d’union de l’ Amour et de Psyché (corps et âme) sous-tend leurs ouvrages.

Ce qui les séparera ? Molière avait pris l’habitude de rejouer au Palais Royal les œuvres communes représentées devant la Cour et d’en conserver seul tous les bénéfices (J. de La Gorce). La reprise triomphale de Psyché rapporta ainsi des recettes exceptionnelles dont Lully ne reçut rien. Cette déception explique en partie l’intransigeance dont il fera preuve ensuite, obtenant d’interdire la représentation sans son autorisation de toute pièce de vers en musique comportant plus de deux chanteurs et douze instrumentistes. Rien ne prouve par ailleurs que Molière avait le projet de faire chanter ses pièces en français ou de s’associer avec Lully dans cette perspective. Ajoutons de part et d’autre, le poids de l’âge, des santés vacillantes, des traits de caractère plus marqués (sombre chez Molière, suspicieux et autoritaire chez Lully).

L’un, à bout de force, en disgrâce, va écrire et créer Le Malade Imaginaire quelques jours avant sa mort, le 22 février 1673, l’autre faire chanter, jouer, danser la tragédie posant les fondations d’un art appelé à un bel avenir avec Cadmus et Hermione, Alceste, Thésée, Atys Isis, Psyché, Bellérophon, Proserpine, Persée, Phaéton, Amadis, Roland, Armide et Acis et Galatée… Mais ceci est une autre histoire que poursuivent les ouvrages d’Henry Prunières, Jean Gallois, Jérôme de la Gorce ou Philippe Beaussant.

Enfin, quelque chose de tout à fait unique se dégage de cette aventure créative commune. Da Ponte avec Mozart, Halévy avec Offenbach, ou Hofmannsthal avec Richard Strauss apportèrent au musicien leur talent de librettiste. Mais Molière ne fut jamais le poète «de» Lully (à la différence de Quinault) et Lully, l’illustrateur musical des pièces de Molière. Musicien-né ce dernier reconnut en «L’incomparable Lully», et en lui seul, un alter ego.

Bénédicte Palaux Simonnet

 

 

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