Aux Lausannois ! Réservez donc au ‘Cheval Blanc’ !
« La bonne Auberge du Cheval Blanc, séjour aimable et troublant », clament à tue-tête les pensionnaires de l’hôtel tyrolien. Mais à l’Opéra de Lausanne, la mise en scène de Gilles Rico ne leur laisse pas le temps de souffler, tant elle est émoustillante. Le chromo vétuste, si cher à tant de théâtres de province, passe aux oubliettes. Le décor de Bruno de Lavenère nous entraîne dans un lobby somptueux, jouxtant l’escalier lumineux qui conduit à la chambre n.4 avec balcon donnant sur le lac. L’on se voit au ‘Lido’ ou au ‘Paradis-Latin’ voire même aux ‘Folies-Bergère’, ce que nous confirme la cabane aux vaches, peuplée d’une gentry interlope. Mais tout rentre dans l’ordre au moment où est annoncée la venue de l’Empereur qui descend du ciel dans un zeppelin d’apparat. Mais, ô surprise, le potentat usé par les années de règne cache à peine ses penchants douteux en s’entourant de deux malabars à caleçon doré qui lui font mettre perruque de douairière et déshabillé vaporeux, à tel point qu’un Bistagne désarçonné le prendra pour une vieille folle… Les costumes de Karolina Luisoni brillent par la débauche de coloris qui singularise chacun des clients, cultivant l’exagération avec une rare délectation, tandis que les commis en tenue de groom côtoient les femmes de chambre en body provoquant. Et la chorégraphie de Jean-Philippe Guilois, si inventive dans ses clins d’œil, atteint son point fort dans la scène des nageurs se glissant sur des roulettes pour savourer leur béatitude, alors que les lumières de David Debrinay s’ingénient à plonger les berges du lac dans un monde fantastique peuplé de… yétis repoussants. Continuellement, dans les cintres, paraît le trapèze de Miss Helvetia, la yodleuse, qui se veut la garante du cachet folklorique dans cette opérette de Ralph Benatzky.
La direction musicale de Jean-Yves Ossonce se met au même parfum en dynamisant le Sinfonietta de Lausanne et le Chœur de l’Opéra de Lausanne préparé par Jacques Blanc. Sur scène, le Léopold de Mathias Vidal brûle les planches en voulant déclarer, à n’importe quel prix, sa flamme à Josepha, la tenancière de l’auberge campée par Fabienne Conrad qui joue les grandes dames avec autorité en pavant son chant de bonnes intentions que la voix se refuse à traduire ; faut-il en arriver à sa dernière romance où, finalement, se révèle une meilleure union des registres. Quel dommage, alors que vient au-devant d’elle le Maître Guy Florès de Julien Dran, exprimant avec emphase son lyrisme radieux auquel finira par succomber la délicate Sylvabelle de Clémentine Bourgoin, fraîche comme un gardénia. Son père, Napoléon Bistagne, est incarné par l’inénarrable Patrick Rocca, homérique dans ses colères à l’encontre du Célestin Cubisol de Guillaume Paire, mielleux dans ses affaires juridiques mais amoureux transi de Clara (Sophie Négoïta) qui oubliera vite sa retenue de fille de professeur pour laisser éclater au grand jour son penchant au plaisir. La Kathi de Miss Helvetia (alias Barbara Klossner) est éblouissante dans ses vocalises en yodel médusant le professeur Hinzelmann de Rémi Ortega, l’Empereur désabusé de Patrick Lapp, le Piccolo volontiers frondeur de Jean Miannay, la Zenzi bien effacée de Yuki Tsuruzaki. Au rideau final, le public hilare bondit de son siège pour acclamer les artisans de cette indéniable réussite qui constitue une excellente soirée de fin d’année.
Paul-André Demierre
Lausanne, Opéra, le 21 décembre 2021
Crédits photographiques : Jean-Guy Python / Opéra de Lausanne