Patricia Kopatchinskaja et Mirga Gražinytė-Tyla : Morts et Transfigurations

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Voici comment ce concert était exposé sur le site de Radio France (texte malheureusement non repris dans le programme de salle, qui présente – fort bien au demeurant – les œuvres une par une, sans donner au spectateur cette piste globale) : « La vie, et au-delà : ce concert s’écrit comme un récit. Nous voici, par un matin de printemps, dans la palette radieuse de Lili Boulanger, devant l’innocence d’une jeune femme décédée dans la fleur de l’âge – c’est l’ange du Concerto de Berg, que Patricia Kopatchinskaja incarne de façon déchirante. La symphonie de Haydn signe un retour chez les vivants, éclatante dans son soleil de midi, avant que Strauss ne peigne les affres de la mort, prologue à une nouvelle délivrance. Morts et transfigurations en compagnie de Mirga Gražinytė-Tyla. »

Reprenons pas à pas.

Pour commencer, D’un Matin de printemps une courte pièce pour orchestre écrite par Lili Boulanger en 1917, puis orchestrée en 1918. Elle n’avait que vingt-quatre ans, mais se savait déjà condamnée, et mourut en effet quelques semaines plus tard. Elle aurait pourtant pu avoir une formidable carrière de compositrice, tant son talent, voire son génie, étaient grands. D’un Matin de printemps est le pendant radieux d’un diptyque dont le second volet est D’un Soir triste (qui, en réalité, n’a pas été conçu comme un diptyque, même si les deux pièces ont été composées pour la même formation, puis orchestrées, à la même époque – et qu’elles se répondent jusque dans leurs thèmes musicaux).

L’amplitude des gestes de Mirga Gražinytė-Tyla épouse parfaitement la nature des différents épisodes, des plus légers, presque timides, aux plus sensuels, presque exaltés.

Suivait le Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange », écrit par Alban Berg en 1935 (qui était également à la toute fin de sa vie), à la suite de la mort, à l’âge de dix-huit ans, de Manon Gropius, la fille d’Alma Mahler (alors veuve de Gustav) et du célèbre architecte Walter Gropius, fondateur du Bauhaus. C’est une œuvre en deux parties, dans laquelle le compositeur a glissé deux citations : « Un oiseau sur le prunier », une mélodie populaire carinthienne, et le choral « C'en est assez, Seigneur » utilisé par Bach dans sa cantate « Ô Éternité, terrible parole ! ». 

Patricia Kopatchinskaja a eu l’idée d’encadrer le Concerto par ces deux œuvres. Elle commence par la mélodie dans un arrangement qu’elle a fait elle-même, et qui débute par des cordes à vide qu’elle joue depuis les coulisses, en entrant sur scène. Puis, accompagnée par un orchestre aux sonorités diaphanes, elle joue le thème de la chanson en harmoniques féériques. Elle retourne enfin à ses quatre cordes à vide... ce qui constitue un fondu-enchaîné sur le Concerto de Berg, lequel exploite dès le début les quintes des cordes à vide du violon.

Rarement a-t-on entendu début plus mystérieux. L’Orchestre Philharmonique de Radio France est d’une délicatesse tout attentionnée. La soliste n’a besoin de forcer à aucun moment, et peut laisser son incommensurable imagination s’épanouir en toute liberté. L’interprétation de cette première partie est théâtrale, parfois dansante, haute en couleurs. Sans chercher à cacher les douleurs, elle reste toujours très lumineuse.

Le second mouvement, lui, est d’une violence inouïe. La maîtrise instrumentale de Patricia Kopatchinskaja est confondante d’aisance. Le stupéfiant, ce n’est pas seulement qu’elle semble n’avoir aucune barrière technique ; c’est surtout qu’elle est avec son violon comme un animal qui, craignant pour sa vie, trouve en lui, pour la sauver, toutes les ressources que son espèce a accumulées depuis ses origines. Il y a une urgence folle dans l’attitude artistique de la soliste. Mirga Gražinytė-Tyla lui offre le cadre parfait pour exprimer tout cela. Le Concerto se termine au Ciel.

Puis c’est le Choral de Bach. Seuls trois violons, deux altos, deux violoncelles et une contrebasse jouent. Tous les autres instrumentistes chantent, sortant ainsi de leur zone de confort, (la soliste, naturellement, fait les deux en même temps : on connaît les réels talents de chanteuse de « PatKop »). Un grand moment d’émotion partagée pour terminer cette première partie.

La seconde partie commence par la Symphonie N° 7 dite « Le midi », volet central d’un triptyque (avec, naturellement, « Le matin » et « Le soir ») composé par Joseph Haydn autour de 1761. Il venait de prendre ses nouvelles fonctions auprès du prince Esterházy, et a eu à cœur de faire briller les musiciens de l’orchestre, avec de nombreuses interventions solistes, presque à la manière d’un concerto grosso.

Effectif réduit à la Maison de la Radio, mais tout de même assez conséquent, avec douze violons (également répartis entre premiers et seconds), trois altos, trois violoncelles, et deux contrebasses, placées derrière l’orchestre et de part et d’autre du basson. Tous jouent debout (sauf les violoncelles, naturellement). 

Dès l’introduction Adagio, qui s’enchaîne avec l’Allegro, on le constate : on ne sera pas dans l’« historiquement informé ». Voilà un Haydn presque romantique. Mirga Gražinytė-Tyla fait beaucoup d’arabesques avec sa baguette : c’est joli à regarder, agréable à écouter, mais on perd en nervosité dans cette musique qui n’en manque pourtant pas. Si le Recitativo-Adagio nous réserve de très charmants moments, l’ensemble (qui avec quelques problèmes de mise en place ne l’est du reste pas toujours parfaitement) est cependant bien sage pour un mouvement aussi tourmenté. Le Menuetto évoque des danseurs élégants et à la tenue impeccable ; il pourrait être plus rustique. Quant à l’Allegro final, il est aussi musical et sensible que le reste, mais là encore on pourrait imaginer plus de relief. À noter, tout au long de cette symphonie, de nombreux solos, dont s’acquittent avec tout le talent qu’on leur connaît les chefs de pupitre du « Philhar » (citons, tout particulièrement, Hélène Collerette, très sollicitée, d’une finesse de jeu et d’une attention à ses partenaires exemplaires).

Pour finir, le poème symphonique Mort et Transfiguration, composé par Richard Strauss, l’un des maîtres du genre, en 1888. 

La longue introduction, qui illustre l’agonie du moribond, est extrêmement pesante. Poignante. Peut-être cela reste-t-il statique un peu trop longtemps ? Les solos instrumentaux s’enchaînent comme des plaintes émouvantes, mais un peu éparses. Puis, la première attaque de la Mort surgit, avec un coup de timbale fulgurant. Dès lors, la musique est tellement bien écrite pour l’orchestre, et les intentions musicales sont tellement évidentes, qu’avec un orchestre de cette qualité, et une cheffe qui connaît aussi bien son affaire, nous ne pouvons qu’adhérer. La Transfiguration est particulièrement réussie, d’une sensibilité à fleur de peau qui prend possession de nous, petit à petit, avec cet immense crescendo. Malgré l’acoustique peu favorable aux grandes masses orchestrales, le climax impressionne réellement, avant de revenir, tout doucement, dans une Éternité désarmante de sérénité.

Un programme éminemment pensé, plus exaltant en première partie qu’en seconde, mais plein d’émotion du début à la fin.

Paris, Auditorium de Radio France, 24 mai 2025

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Ben Ealovega

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