Premier enregistrement consacré aux œuvres de la jeune compositrice française Camille Pépin !
Camille PÉPIN (*1990): Chamber Music, Lyrae, Indra, Luna, Kono-Hana. Raphaëlle Moreau, Louisa Salmona, violon; Léa Hennino, alto; Natacha Colmez-Collard, violoncelle; Célia Oneto Bensaïd, piano; Anaëlle Tourret, harpe; Thibault Lepri, percussions; Fiona McGown, mezzo-soprano. Ensemble Polygones, dir. Léo Margue. 2019-72’32"-Textes de présentation et textes chantés en français et anglais-NoMadMusic NMM057
Assister à la floraison d’une œuvre d’art digne de ce nom est toujours source d’un bonheur indicible. Mais il n’est pas de plus grande béatitude que de contempler l’éclosion d’un véritable artiste ! Face à la myopie et à l’opportunisme des populismes qui gangrènent actuellement nos démocraties occidentales, à l’égocentrisme et à la haine de ceux qui les plébiscitent, il n’y a plus guère que l’artiste pour porter à bout de bras la flamme vacillante de l’espérance, pour raviver en l’Homme une étincelle d’humanité, un feu de compassion, des éruptions de joie.
Camille Pépin est l’une de ces artistes. Les fées qui se sont penchées sur son berceau lui ont donné des talents en abondance, talents qu’elle partage heureusement sans compter. Titulaire de cinq premiers prix (orchestration, analyse, harmonie, contrepoint, et fugue et formes) au Conservatoire National Supérieur de Musique et de danse de Paris, elle a continué à accumuler les distinctions après ses études (Grand Prix Sacem, Prix de l’Académie des Beaux-Arts, Prix du Festival Jeunes Talents, 30 Éclaireurs de Vanity Fair, sans oublier le prix du jury et coup de cœur du public décrochés lors de l’édition 2015 du Concours de composition Île de créations de l’Orchestre d’Île-de-France pour sa première œuvre, Vajrayana, qui propulsa sa carrière). À 28 ans à peine, elle n’est déjà plus -loin s’en faut !- une inconnue dans son pays: actuellement en résidence à la Maison Messiaen, elle est l’une des jeunes favorites des festivals de musique contemporaine et de la presse musicale de l’Hexagone.
Ce premier disque consacré aux œuvres de Camille Pépin, conçu et produit par la jeune compositrice (croyez-le ou non, l’Académie française, à laquelle nous avions fait part de nos doutes lors de la rédaction de cet article, vient de marquer son accord sur la féminisation du mot "compositeur"!), est le reflet de son parcours depuis 2015. Entourée des interprètes qui ont créé la plupart de ses œuvres, panoplie de jeunes musiciens doués, elle se dit enchantée du résultat. Et on la comprend. C’est en effet une réussite !
Eu égard à leurs effectifs, les œuvres figurant sur ce disque relèvent toutes de la musique de chambre. En ce sens, le titre de l’album, « Chamber Music », fait autant allusion au programme dans son ensemble qu’à l’intitulé de la pièce principale, d’une trentaine de minutes, autour de laquelle gravitent les quatre autres compositions.
Camille Pépin n’a jamais caché que les sonorités de l’orchestre, ses textures multicolores et le riche potentiel qu’offre la stratification des pupitres, ont toujours exercé sur elle une fascination particulière. Que sa pensée s’égare dans le macrocosme d’une formation symphonique ou dans le microcosme d’un orchestre de chambre, d’un sextuor, d’un quatuor ou d’un duo, elle ne cesse de jongler avec les timbres, d’en exploiter le chatoiement, de les marier savamment les uns aux autres pour que, de leur union, naissent de nouveaux corps sonores.
Si le langage de Camille Pépin est si accessible, c’est sans doute parce que, comme elle nous l’a concédé, elle écrit avec le cœur. Il n’y a pas si longtemps encore, cela aurait suffi, dans certains cénacles, pour la rendre suspecte. Mais nous n’en sommes plus là aujourd’hui ; la musique contemporaine se déleste progressivement de son aridité et les émotions, enfouies depuis l’après-guerre sous une épaisse couche d’intellectualisme, refont surface.
La musique de la jeune créatrice française a fermenté dans un brassin d’influences multiples, dont toutes -c’est déjà le signe d’un grand art- ne sont pas immédiatement identifiables. Si son esthétique, postmoderne, s’inscrit incontestablement dans le prolongement de celle de Guillaume Connesson et de Thierry Escaich auprès desquels elle a étudié, le rôle primordial (au sens étymologique du terme) qu’elle prête au rythme amène certains commentateurs à voir dans un compositeur tel que Steve Reich un autre de ses modèles. Avec raison sans doute, car la jeune et talentueuse artiste ne fait pas mystère du fait qu’elle voue à la musique du compositeur américain une réelle affection. Les rythmes qui irriguent les œuvres figurant sur ce disque ont ceci en commun avec ceux qui caractérisent la musique de Reich qu’ils impriment à chaque pièce un mouvement implacable, presque convulsif, qui les propulse irrémédiablement vers la fin. À l’instar de Reich, la jeune compositrice intègre dans ses compositions de nombreux accents rythmiques, souvent à contretemps, qu’elle se plaît à décaler au fil du développement. Mais, là où Reich renouvelle sans cesse le rythme en usant notamment de la technique du déphasage ou du canon, Camille Pépin se contente d’une pulsation simple et régulière, que s’approprient les différents instrumentistes à tour de rôle : aux blocs de timbres homogènes changeant de rythmes dont se sert souvent Reich, la jeune compositrice préfère un rythme uniforme changeant de timbres. Le rythme obsessionnel qui sous-tend sa musique se pare ainsi de couleurs ondoyantes et fugitives. Ce qui distingue peut-être davantage encore l’art de la jeune Française de celui de Reich sont les envolées lyriques, tantôt discrètes, tantôt passionnées, qui surplombent, souvent aux cordes, les pluies battantes de doubles croches. Ce sont elles, surtout, qui interdisent que l’on applique à sa musique l’adjectif « minimaliste ».
Le titre à double sens de Lyrae, pour quatuor à cordes, harpe et percussions, évoque tant l’instrument cher à Orphée que la constellation homonyme. La pièce semble construite autour d’une cellule rythmique saccadée de doubles croches titubant sur un intervalle de seconde, qui rappelle vaguement un fragment du concerto pour flûte de Dalbavie (un autre professeur de Camille Pépin). Ce motif, qui se retrouve également dans Indra et dans « Bid Adieu » de Chamber Music, est survolé par une cantilène legato en valeurs longues qui se contracte et se rétracte et que s’échangent principalement les cordes. L’effet qui en résulte, à la fois énigmatique et très expressif, évoque le scintillement contrasté d’une myriade d’étoiles.
Chamber Music, pour mezzo-soprano, violon, violoncelle, cor, clarinette et piano et chef d’orchestre, illustre à merveille la passion que nourrit Camille Pépin pour l’orchestre, dont les principaux pupitres sont représentés. La musique, onirique, s’accorde à la perfection aux poèmes de James Joyce qui lui servent d’assises. La mezzo se meut ici la plupart du temps dans un ambitus restreint de quinte ou de sixte, la tonique, véritable astre lunaire au cœur de la partition, exerçant un effet d’attraction vis-à-vis des autres notes qui ne s’en écartent jamais longtemps.
Hommage à Lili Boulanger, Indra, dont le nom fait référence au dieu hindou de la guerre, est une œuvre fougueuse -à l’image, nous confiait Camille Pépin dans une interview à paraître prochainement sur ce site, du caractère des interprètes pour lesquelles elle fut composée. La violence qui imprègne la pièce se débat dans une formation restreinte (piano et violon) en ébullition. C’est ici l’Allegretto de la Seconde Sonate de Bartók pour le même effectif qui semble avoir ouvert la voie à la compositrice.
Composée pour l’ensemble Polygones, Luna, pour violon, violoncelle, cor, clarinette et piano, évoque une lente levée du jour culminant dans une danse orgiaque. On pense, bien sûr au « programme » de De l’aube à midi sur la mer de Debussy mais, sur plan musical, ce sont plutôt les visions hallucinées de La nuit étoilée de Van Gogh/Dutilleux qui viennent à l’esprit. Le premier mouvement, ténébreux, fantomatique, exploite le registre grave de la clarinette et les basses charnues du piano, rehaussées par de subtiles jeux de pédales. Violon, cor, violoncelle et main droite au piano s’animent, évoquant davantage les rêves animés de la nuit que le jour qui point. Car, dans le second mouvement, la couleur redevient sombre et mystérieuse, jusqu’un sursaut final du cor et de la clarinette. La lumière culmine dans le dernier mouvement et, avec elle, l’agitation effrénée -voire les cauchemars éveillés- du quotidien.
Ce programme enchanteur s’achève sur Kono-Hana, une belle estampe pour violoncelle seul, exploitant un large pan de la tessiture ainsi que le timbre et les harmoniques chaleureux de l’instrument. Inspirée par la déesse japonaise du cerisier, la pièce évoque la musique traditionnelle du Japon sans pour autant tomber dans les effets de mimétisme faciles. Si les glissandi ne sont pas absents, l’artiste française jongle également avec les doubles cordes, les pizzicati et les harmoniques.
D’aucuns se plairont probablement à souligner que le langage de Camille Pépin n’a pas encore tout à fait atteint à la maturité. Ce serait lui faire injustement offense. Rares sont, en effet, les grands maîtres de l’histoire de la musique qui pourraient se targuer d’avoir conquis les sommets de leur art à peine refermée la porte du conservatoire. Sans doute sa musique gagnera-t-elle encore en « épaisseur » et en consistance. Mais le fait qu’à 28 ans, cette jeune étoile ait déjà signé tant de pages de belle facture et d’une grande sensibilité permet de voir en elle l’une des compositrices majeures de demain.
Nous ne saurions terminer ce bref compte-rendu sans saluer la jolie prestation des différents interprètes qui se sont mis humblement au service de ses œuvres. Leur investissement est entier et la qualité de leurs interventions, de bout en bout, saisissante.
Son 9 – Livret 8 – Répertoire 8 – Interprétation 8
Olivier Vrins
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