Evgeny Mravinsky en majesté
Evgeny MRAVINSKY (chef d'orchestre)
Oeuvres de Tchaikovski, Haydn, Chostakovitch, Mozart, Debussy, Ravel et Brahms
Sviatoslav RICHTER (piano), Orchestre Philharmonique de Léningrad
1946 à 1962-ADD-Live et Studio-6h30'-Textes de présentation en anglais et allemand-Profil Günter Hänssler PH15000 (6 cd)
Usant de la même politique que celle appliquée à son édition Karl Richter, l'éditeur allemand Profil Günter Hänssler semble mêler, dans le premier volume de ce nouvel hommage rendu à l'art du grand Evgeny Mravinsky, enregistrements commerciaux bien connus... ou bien oubliés, désormais versés dans le domaine public et gravures de concert rares, voire inédites. Je dis bien « semble » car il n'est guère aisé d'y voir clair dans la discographie du chef russe, au répertoire limité mais décliné en de multiples versions, d'autant que les dates de captation renseignées par bien des éditeurs (Brilliant, Russian Disc (Canada), Praga, Zyx, etc.) sont souvent fantaisistes et que Profil ne précise pas l'origine des documents. Une chose est sûre: les trois dernières symphonies de Tchaikovski qui ouvrent le bal sur les deux premiers disques (au prix d'une coupure après le 2ème mouvement de la 5ème) ne sont autres que les célèbres prises Deutsche Grammophon réalisées à Londres en 1960 au cours de l'une des rarissimes tournées du chef et de son orchestre de Léningrad en Europe occidentale. L'extraordinaire dernier mouvement de la 5ème, où passe un vrai vent de folie, est d'ailleurs reconnaissable entre tous. Les reports sont très bons, assez comparables au travail de DG. Ce triptyque est par ailleurs un excellent point d'entrée pour appréhender l'art du plus célèbre élève de Nikolai Malko: une puissance tellurique, granitique, un discours parfois sévère, voire austère mais souvent parcouru de frissons et d'une passion infinie avec des climax d'émotions littéralement inouïs. Et cela, toujours, dans une très stricte discipline: même dans les traits les plus périlleux, où les prestos ont souvent tendance à devenir des prestissimos, la précision de l'orchestre est maniaque, presque diabolique, ce qui en faisait à l'époque la phalange la plus virtuose du monde, sans doute. C'est donc entre ces pôles émotionnels que l'on est en permanence ballottés, pour notre plus grand bonheur. L'introduction de la 101ème symphonie de Haydn (un incunable introuvable depuis des lustres), sombre et massive, fera fuir les fans des regrettés Harnoncourt, Hogwood et Brüggen. Il est vrai qu'on est davantage chez le dernier Beethoven que chez Mozart dans cette lecture pourtant très prenante et d'une incroyable vitalité. Nous avouons adorer cette vision extrême, excentrique, mais qu'on ne céderait pour rien au monde. La version proposée de la 6ème de Chostakovitch est, si la date mentionnée est correcte, la plus ancienne (1946) de celles gravées par Mravinsky, d'origine Melodyia mais apparemment non rééditée à ce jour. Entrée intimidante, grandiose: une cathédrale de sons immenses et une douleur qui semble tout droit venir des désastres de la « Grande guerre patriotique ». Même Kondrachine n'est pas allé aussi loin dans le désespoir et le cauchemar. Que ceux qui considèrent cette oeuvre comme mineure dans le catalogue du compositeur écoutent ce premier mouvement qui va au-delà de tout ce qu'on a pu y entendre. L'allegro, pris à un tempo d'enfer, est d'un grotesque grimaçant et plus exacerbé que partout ailleurs. Quant au presto final, qu'on n'attende pas la ronde presque légère que nos contemporains y voient aujourd'hui. Cette atmosphère de légèreté apparente est sous haute tension, avec un orchestre constamment au bord de l'apoplexie et se transforme bien vite en bacchanale infernale, avec de rares passages de calme haletant. Une véritable épreuve pour les nerfs mais que d'émotions! Avec la 39ème de Mozart de 1961 et en public, apparemment inédite mais entachée d'un sifflement assez dérangeant tout au long des quatre mouvements, on retrouve une lecture tout compte fait fort proche de celle d'un Klemperer. Le ton est donc grave: le début de l'ouverture de Don Giovanni n'est jamais loin. Quant au finale, pris à un tempo insensé et pourtant parfaitement contrôlé, il vous donnera des sueurs froides... La 12ème de Chostakovitch, d'octobre 1961, est probablement la gravure Melodyia et sans doute la meilleure engrangée par le chef. Une fois encore, Mravinsky nous prouve qu'il ne s'agit en aucune façon d'une oeuvre mineure. Nulle part plus qu'ici, cette lecture ne nous aura autant donné l'impression d'une compte-rendu journalistique pris au coeur même des événements relatés pendant cette terrible année 1917. Comment en parler? C'est apocalyptique de bout en bout, démesuré, d'une vitalité inimaginable qui défie toute description, avec des musiciens qui donnent tout ce qu'ils ont dans le ventre comme s'il s'agissait de leur propre survie. Le cinquième disque est un programme 100% français. La Mer de Debussy avait été publiée (mal) par l'éditeur canadien Russian Disc au début de l'ère du cd; le report est ici fort propre. C'est un nouveau joyau, aux couleurs certes plus proches de Rimsky que du compositeur du Prélude à l'après-midi d'un faune, mais qui fascine et ouvre de nouvelles perspectives d'écoute de ce merveilleux chef-d'oeuvre. L'océan gronde, l'écume jaillit plus haut qu'à l'ordinaire, le ciel est tourmenté, la tempête menace, on devine des rives glacées sous un pâle et froid soleil d'hiver russe, mais ce sombre tableau dégage un mystère que le Français n'aurait certainement pas désavoué, fort proche de l'univers de Pelléas et Mélisande. Les deux premiers Nocturnes sont eux aussi somptueux et Mravinsky y déploie une palette de coloris particulièrement riche. Ce disque très réussi se poursuit avec une Pavane pour une infante défunte de Ravel qui oublie définitivement la danse mais nimbe toute la pièce d'un mystère éminemment romantique et un Boléro (issu du même concert que les Nocturnes et que la Pavane, le tout proposé autrefois chez Russian Disc) plus hypnotique encore qu'à l'accoutumée. Le dernier cd propose un programme concertant et nous permet de retrouver Sviatoslav Richter, encore que la rencontre des deux géants déconcerte un peu au premier abord. Un 2ème concerto de Brahms en concert, inconnu au bataillon, étonne en effet par un début assez catastrophique où la sonorité très fruste de l'orchestre n'est concurrencée que par quelques dérapages très spectaculaires du soliste. Heureusement, les choses s'améliorent assez vite et la magie opère malgré les scories, tant l'osmose des deux artistes est totale. Enregistré en 1951, soit dix ans avant celui proposé par Praga dans un son plus aimable, ce document s'avère précieux par sa flamme et son élévation d'esprit, pour autant qu'on accepte un Brahms aux antipodes de Arrau et Brendel: ici, c'est au jeune Kempff, léonin, échevelé et superbe, celui des années 30, que l'on pense. Enfin, le 1er de Tchaikovski, toujours avec Richter en soliste, est très probablement la gravure de studio Melodyia de 1959. C'est ici, impérativement, qu'il faut écouter Richter dans cet opus 23, de préférence au disque bien connu avec Karajan, au demeurant plein de qualités, car Mravinsky lui donne la réplique parfaite, infiniment plus idiomatique que son collègue autrichien à la tête d'une phalange très supérieure aux Wiener Symphoniker, et veille à bannir tout narcissisme, quelque peu sensible dans la gravure viennoise. Et Richter dans ses grandes heures, c'est géant! Les amateurs de Richter iront encore écouter deux autres versions, avec Ancerl et Kondrachine respectivement, elles aussi assez phénoménales. On l'aura compris: l'éditeur a été très pertinent dans ses choix et ne nous livre ici que des pépites d'or pur, quitte à se contenter parfois de prises de son modestes, voire défaillantes. Indispensable bien sûr à tout amateur de sensations fortes, de Mravinsky, de Richter... et aux autres. Vivement le volume 2!
Bernard Postiau
Son 5 à 8 - Livret 3 - Répertoire 10 - Interprétation 10