Quatrième Livre de Marais : intégrale par François Joubert-Caillet, anthologie par Rainer Zipperling

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L’Ange et le Diable. Marin Marais (1656-1728) : Première Suite en ré mineur, Deuxième Suite en ré majeur, Sixième Suite en mi mineur du Quatrième Livre de Pièces de Viole. Antoine Forqueray (1671-1745) : Cinquième Suite en ut mineur. Jacques Duphly (1715-1789) : La Forqueray (arrgmt Zipperling). Rainer Zipperling, viole de gambe. Ghislaine Wauters, viole de gambe. Pieter-Jan Belder, clavecin. Livret en anglais, allemand, français. Novembre 2019. TT 80’37. SACD Aeolus AE-10326

Martin Marais (1656-1728) : Quatrième Livre de Pièces de Viole. François Joubert-Caillet, basse de viole. L’Achéron. Lucile Boulanger, Marie-Suzanne De Loye, basse de viole. Angélique Mauillon, harpe triple. Miguel Henry, théorbe, guitare. André Heinrich, théorbe. Philippe Grisvard, clavecin. Livret en anglais, français, allemand. Septembre 2019 à mai 2021. TT 60’38 + 46’07 + 64’41 + 58’21. Ricercar RIC 432

Daté de 1717, le quatrième (et pénultième) Livre se structure en trois parties et neuf Suites ainsi désignées, alors que les trois précédents écrits par Marais cataloguaient les pièces par tonalité. Le volet le plus novateur quant à son effectif couple deux Suites à trois violes. Le volet le plus expressif, original et ardu est la « Suitte d’un goût étranger » rassemblant des pages de caractère, certaines célèbres comme Le Tourbillon, Le Labyrinthe, La Rêveuse, Le Badinage. Une troisième partie (la première du recueil) aligne six plaisantes, abordables et consensuelles Suites « qui sont aisées, chantantes et peu chargées d’accords » selon les mots de l’auteur qui les désigne à une pratique d’amateur peu virtuose. C’est à cette série de moindre ambition technique que puise Rainer Zipperling, qui nous en propose une moitié.

Parmi les quelque quatre cents albums auxquels participa le gambiste et violoncelliste néerlandais, on compte quelques contributions marésiennes : les deuxième et troisième Livres explorés en compagnie de Philippe Pierlot dans Charivary (avril 2007) et Folies (octobre 2012) chez le label Flora. Et en tant que soliste, le cinquième Livre chez Brilliant (2013), épaulé par les deux mêmes complices que nous entendons ici (Ghislaine Wauters et Pieter-Jan Belder), sur une viole François Bodart d’après Barbey qui échoit sur ce SACD de la Cinquième Suite publiée par Jean-Baptiste Forqueray. Celle qui se conclut sur un ombrageux tableau de tempête, harponné par les éclairs de Jupiter. Dommage que les encombrants graves de l’instrument plombent le fortunal et empâtent la foudre : une lecture plus bougonne qu’acariâtre. La Rameau maugrée sans vraiment trouver sa pose, La Montigni cherche son chemin, et un aigu pincé disgracie La Guignon, pourtant articulée avec zèle. Une sourde sonorité qui mazoute aussi La Léon et dresse un portrait fuligineux, entre poix et suie, de ce diable d’Antoine qu’Hubert Le Blanc opposait à Marais qui « avoit été déclaré jouer comme un ange ».

Sur un autre instrument du même facteur Bodart (2005, d’après Barak Norman), combien plus avenant, Rainer Zipperling charme par un lyrisme jamais pressé ni insistant (La Familiere), insinue plus qu’il ne sermonne (les entêtements de La Biscayenne), émoustille par le galbe de La Piquante, et creuse une expression sincère. Globalement ces extraits du Quatrième livre nous convainquent bien mieux que l’oubliable versant Forqueray de ce manichéen récital, ne serait-ce qu’à le comparer au puissant imaginaire d’André Lislevand dans son récent Enchained avec Paola Erdas et Jadran Duncumb (Arcana). Chez Aeolus, l’album couperinien « La Chemise blanche » incluait un arrangement de La Forqueray par Zipperling lui-même. En plage 26, voici encore de sa main un arrangement d’une pièce homonyme de Jacques Duphly, où émeut la calme résilience de l’interprétation. En conclusion, la balance penche sans tergiverser : les trois quarts de cet album (au demeurant rempli comme un œuf) flattent la fine musicalité de Rainer Zipperling, alors que le complément farde un démon à bajoue qui nous laisse insatisfait. On félicitera en tout cas l’ingénierie sonore qui à tout geste des cordes offre une vivante ampleur, sans masquer le scintillant clavecin d’après Blanchet.

Après un troisième volume que nous avions salué d’un Joker Absolu le 17 août dernier, François Joubert-Caillet poursuit son intégrale des quelque six cents pièces thésaurisées dans les cinq Livres : une encyclopédie qui honore le label Ricercar, et les artistes qui alimentent le projet. Autour d’un noyau dur (Miguel Henry, Philippe Grisvard) reconduit depuis les sessions de septembre 2014, la quatrième livraison renouvelle les archets du continuo : après Andreas Linos, Sarah Van Oudenhove et Robin Pharo, ce sont Lucile Boulanger et Marie-Suzanne De Loye qui joignent ici L’Achéron. On retrouve Angélique Mauillon déjà associée au Second Livre, et André Heinrich qui dans le Troisième succédait à Vincent Flückiger.

Introduit et conclu par chacune des Suites à trois violes, le coffret se structure symétriquement autour de la « Suitte d’un goût étranger », précédée et suivie de trois Suites du modeste lot. Pour moduler opportunément le décor, l’accompagnement se redessine pour chacune de ces six-là : clavecin seul ou avec viole, laquelle s’allie par ailleurs guitare, grand théorbe et son petit frère le « théorbe de pièces ». Ainsi que la harpe qui sertit le trousseau en la mineur dans un écrin éminemment poétique. L’équipe se garnit en sextuor pour étoffer la penderie d’un « goût étranger », caractérisée sans excès mais non sans effet : la respiration syncopée de L’Asmatique, les rubans de L’Arabesque, une Caustique sous cholagogue (comme dans le précédent volume, on applaudira en la plupart de ces quatre heures la gestion d’ambitus sans aigreur), les gesticulations de La Minaudiere, et bien sûr la fièvre du Tourbillon dont François Joubert-Caillet dompte le vortex.

Suprême maîtrise, pathos débondé (la dignité de La Guinebault) s’effeuillent comme un dictionnaire des justes manières. Cette sobriété ne laissera quiconque sur sa faim : les condiments bien dosés de La Provençale, la loquacité du Basque suivi d’un Branle de village non exempt d’urbanité, La Biscayenne plus capiteuse que celle de Rainer Zipperling. L’esthétique qui domine toutefois n’est autre qu’une prestation classique, sans tic d’éloquence, épurée au meilleur sens du terme : un étalon de tact, une référence faite pour durer, dans son ensemble et son style. Un certain génie français s’y exprime, aimable et qui ne met point en sueur, validant le précepte de Nietzsche : « Tout ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats ». Soigné par un tel cénacle, on ne s’étonne pas que Le Labyrinthe s’érige avec une parfaite architecture, patiemment déployée, dont les errances gardent la tête froide. Seule l’exécution des pages en trio (en l’occurrence à deux violes et continuo) appellerait quelque réserve : malgré le travail du relief, le dialogue et la sonorité des archets y semblent parfois forcés, peut-être en conséquence de la tessiture compartimentée par Marais, intrinsèquement plus claire que les autres Suites. Quelle aguicheuse Muzette, nonobstant !

La notice défend le choix d’instruments non originaux mais copies fidèles, ainsi la réplique inspirée de Nicolas Bertrand dont nous réjouit le principal protagoniste. La chapelle Notre-Dame de Centeilles leur prête encore son agréable acoustique, dans une perspective qui semble mieux gérée et homogène que dans le précédent volume. Soyez enfin prévenus : si vous entendez un sifflement persistant dans trois Suites, ne craignez ni fuite de gaz, ni une stertoreuse casserole qui s’époumone au loin dans la cuisine ; comme l’indique le livret, il s’agit de la stridulation des cigales au bas des coteaux. Le cinquième et dernier maillon de cette intégrale est déjà engrangé, on l’espère sur les mêmes cimes.

Christophe Steyne

Aeolus : Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 6 (Forqueray) à 9,5

Ricercar : Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 9-10

 

 

 

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