Saint-Saëns : première gravure de Phryné avec les récitatifs de Massenet

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Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Phryné, opéra-comique en deux actes. Version avec récitatifs d’André Messager. Florie Valiquette (Phryné), Cyrille Dubois (Nicias), Thomas Dolié (Dicéphile), Anaïs Constans (Lampito), François Rougier (Cynalopex), Patrick Bolleire (Agoragine/Un Héraut) ; Chœurs du Concert Spirituel ; Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, direction Hervé Niquet. 2021. Textes de présentation en français et en anglais. Livret en français avec traduction anglaise. 64.30. Un livre-disque Palazzetto Bru Zane BZ 1047.

En moins de deux ans, le Palazzetto Bru Zane aura ajouté à sa collection de livres-disques trois œuvres lyriques de Saint-Saëns. Après Le Timbre d’argent et La Princesse jaune, voici l’opéra-comique Phryné, créé avec un énorme succès à Paris le 24 mai 1893. Le compositeur estima lui-même qu’il s’agissait de l’une de ses meilleures partitions, en particulier l’acte II, comme l’explique dans son introduction joliment intitulée « Soulever les voiles de l’oubli » le directeur artistique Alexandre Dratwicki. Ce dernier précise que la Première Guerre mondiale, en tournant une page de l’art lyrique que certains trouvaient désuet, gomma dans un même geste le répertoire « historique » d’Hérold, Boieldieu et Auber, et les productions plus récentes comme la Phryné de Saint-Saëns. Depuis la création, on ne relève que la production de 1960 qui regroupait Denise Duval (adorable Phryné), Nadine Sautereau, André Vessières ou Michel Hamel, avec les Chœurs et l’Orchestre de l’ORTF sous la direction de Jules Gressier. C’est dire si l’on en attendait une nouvelle.

On sait à quel point le Bru Zane soigne la présentation de ses productions en ajoutant de précieux textes explicatifs. Dans le cas présent, Vincent Giroud propose une réflexion autour de « Saint-Saëns et l’Antiquité », centrée sur son œuvre symphonique (Urbs Roma, trois poèmes symphoniques) et théâtrale. On constate l’intérêt récurrent du compositeur dans ce dernier domaine, à travers musique de scène (Le Martyre de Vivia), ouverture de concert (Spartacus), cantates (Scène d’Horace, Noces de Prométhée) et grand opéra (Samson et Dalila). Après Phryné, il écrira encore d’autres œuvres ayant l’Antiquité pour toile de fond, notamment Déjanire créée à Béziers en 1898. Revenons à Phryné. Sur la proposition qui lui est faite par Léonce Detroyat, le futur directeur du Théâtre de la Renaissance, de créer un nouvel opéra, Saint-Saëns se souvient que l’écrivain, poète et archéologue Lucien Augé de Lassus (1841-1914) lui avait proposé quelques années auparavant un livret en alexandrins sur un sujet léger. Il se met au travail à Alger au début de 1893, avec la collaboration d’André Messager, qui a été son élève, pour l’orchestration du premier acte. La partition est rapidement achevée, mais c’est finalement à l’Opéra-Comique de Léon Carvalho que la première a lieu. Alexandre Dratwicki se charge d’approfondir un panorama de « Phryné et la presse » que l’on découvrira avec intérêt. Plus loin, on lira aussi ce que dit Pierre Sérié de la peinture de Jean-Léon Gérôme (1824-1904) intitulée Phryné devant l’aréopage (aujourd’hui au Musée de Hambourg), qui avait fait sensation au Salon de 1861 puis à l’Exposition universelle de 1867, en raison de la perfection des formes de la jeune femme représentée et de la sensualité qui s’en dégageait. On imagine aisément que maints spectateurs, éblouis par cette superbe toile au milieu de laquelle le corps dénudé éclate dans toute sa splendeur, ont espéré retrouver des émois sensuels dans le sujet de l’opéra de Saint-Saëns.

Que raconte le livret ? L’action se situe à Athènes. Le magistrat Dicéphile a obtenu par décret les honneurs d’une colonne statuaire dont il est très fier et pour laquelle il est acclamé par le peuple. Mais la jeune et belle courtisane Phryné, dont Nicias, le neveu de Dicéphile, est amoureux, se moque de lui. L’oncle refuse à Nicias un prêt d’argent et veut même le faire arrêter pour dettes. Aidé par les serviteurs de Phryné, le jeune homme rosse ceux qui viennent l’arrêter et est recueilli par elle, non sans s’être donné le plaisir de barbouiller la statuaire qui glorifie son parent. Dicéphile est furieux lorsqu’il découvre l’affront. Au début de l’Acte II, Phryné échange dans sa maison des mots d’amour avec Nicias. Dicéphile se présente, en colère. Pour détourner son attention, la belle fait sa toilette devant lui de manière provocante, puis se transforme en statue qui représente Aphrodite. Dicéphile tombe en extase, Phryné réapparaît et se moque de lui. Tout le monde, Nicias y compris, se gausse du magistrat pris sur le fait. Celui-ci est obligé de donner à son neveu la moitié de sa fortune et le peuple l’acclame pour son indulgence.

Si l’érotisme espéré par ceux que la toile de Gérôme avait émoustillés est relatif, la musique de cet opéra-comique très réussi dans sa concision (on dépasse à peine les soixante minutes) souligne bien l’ironie de la situation. Les qualités de l’orchestration sont indéniables. Des extraits d’articles de presse de l’époque, présentés par Alexandre Dratwicki, mettent en évidence « des sonorités piquantes, des couleurs vives et brillantes, des touches de lumière semées à profusion sur le plan harmonique, l’emploi d’instruments faisant saillir les traits », etc. L’effet comique produit par le basson lorsque Nicias interpelle le buste en le menaçant du poing avant de le coiffer de l’outre qui va le souiller est accueilli avec la saveur qu’il mérite. Bien d’autres aspects, dont une délicate poésie, sont aussi soulignés. Certains crient même au chef-d’œuvre, avec une préférence pour l’acte II, estimé plus lyrique dans ses épanchements.

Ce qui est certain, c’est que le charme agit pleinement et que l’on passe un délicieux moment avec cette musique divertissante. Pour cette édition, le Bru Zane a opté pour la version de 1896 qui contient des récitatifs ajoutés par Messager avec l’accord de Saint-Saëns, remplaçant ainsi les dialogues d’origine en moments orchestrés. Il s’agit donc, sous cette forme, d’un premier enregistrement mondial. L’infatigable Hervé Niquet apporte à la direction des chœurs (en très belle forme) et de l’Orchestre de Rouen Normandie tout son habile métier, son ardeur et sa subtilité, offrant à la musique la légèreté requise, mais aussi une saveur poétique dans le détail et le soin apporté aux interventions instrumentales. 

Dans sa présentation générale, Alexandre Dratwicki précise que pour apprécier aujourd’hui cette partition et permettre d’en appréhender au maximum les qualités, il fallait comme toujours s’entourer de chanteurs rompus au style adéquat. Il énonce une série d’exigences (français idiomatique, tempi enlevés, gestion efficace du vibrato...) que l’on retrouve dans la belle distribution réunie. Avec en tête d’affiche, pour incarner Nicias, un idéal Cyrille Dubois, qui était éblouissant dans le Fortunio de Messager à l’Opéra-Comique en décembre 2019 (DVD Naxos, 2020) ; ici, il fait encore une fois étalage de son élégante souplesse vocale. Son air Ô ma Phryné, c’est trop peu que je t’aime, qui suit sa plainte d’être désargenté, est à lui seul un exemple significatif de son art de la musicalité. Florie Valiquette est Phryné, hétaïre charmante dans sa fine vocalité, avec des aigus ravissants. Sa fraîcheur est savoureuse dans l’air du deuxième acte Un soir j’errais sur le rivage, où elle rend presque visuel son vibrant hommage à Aphrodite. Le personnage de Dicéphile, le magistrat ridiculisé, est dévolu à Thomas Dolié dont la performance vocale, éclatante, donne de la vigueur au barbon tenté par la lubricité, dans un registre comique. En suivante de Phryné, Anna Constans est une Lampito d’un charme rafraîchissant. François Rougier et Patrick Bolleire complètent avec bonheur cette belle distribution. On appréciera la qualité globale de la diction.

On éprouve un réel plaisir musical à l’écoute de cette première gravure mondiale dont il faudrait pouvoir mettre en exergue tous les moments délicieux. Ce précieux livre-disque, nouveau fleuron de la collection du Bru Zane (c’est déjà le numéro 31), doit figurer dans toute discothèque lyrique qui se respecte. La prise de son, effectuée à l’Opéra de Rouen Normandie du 31 mars au 2 avril 2021, est réalisée avec soin. 

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

     

 

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