Redécouverte d’un théâtral concerto pour basson, oublié depuis presque deux siècles
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Concerto pour basson en si bémol majeur K. 191. Carl Maria von Weber : Concerto pour basson en fa majeur, Op. 75. Édouard Du Puy (c.1770-1822) : Concerto pour basson en ut mineur. Bram Van Sambeek, basson. Alexei Ogrintchouk, Orchestre de Chambre de Suède. 2019. Livret en anglais, allemand, français. 66’15. SACD BIS-2467
Quelle drôle d’histoire ! Quiproquos et coïncidences. D’abord une troublante sérendipité : en cherchant à enregistrer un quintette en 2008, un grand et néanmoins curieux bassoniste tombe par chance sur un concerto du même compositeur, qui semble endormi depuis des lustres dans une bibliothèque de Stockholm. Il tombe sous le charme, prêt à l’exhumer. En ignorant qu’une autre équipe venait déjà d’œuvrer à Lausanne pour sa redécouverte. Une péripétie digne de la vie rocambolesque de son auteur, contemporain (c.1770-1822) de Beethoven.
La musicologie francophone s’est peu intéressée à cet Édouard Du Puy (son matronyme, le père n’étant pas connu avec certitude) : peu d’information sur ce personnage d’origine helvète né sur territoire vaudois, près de Grandson et émigré en Europe du Nord. Pauline Long des Clavières lui consacrait un article en 1929 (Annuaire de la Nouvelle Société Suisse de musique), au titre qui résume bien sa personnalité : « la vie aventureuse d’un compositeur neuchâtelois au XVIIIème siècle ».
Provocateur (il pénétra à cheval dans une église en plein office), séducteur, y compris des dames de l’aristocratie, ce qui n’arrangea pas sa réputation et le fit éconduire par Henri de Prusse et, en 1809, par le Prince héritier du Danmark dont il avait courtisé l’épouse Charlotte Frederikke. Dommage, car son engagement auprès des Danois contre les Anglais, et ses triomphes à Copenhague dans le rôle du Don Giovanni de Mozart (rôle sur mesure pour un libertin comme lui !) lui avaient acquis une enviable notoriété. Heureusement, peu après, le renversement de Gustave IV Adolphe et l’accession du Général Bernadotte (en l’honneur duquel il écrivit un Te Deum) permirent un retour en grâce en Suède, dont il avait été banni par le Roi en 1799 en raison d’un soupçon de sympathies pour la révolution française, et surtout pour sa liaison avec la maîtresse du Souverain !
Touche-à-tout, il exerça de nombreuses activités musicales : chanteur (baryton Martin), violoniste, professeur, kapellmästare, marchand… On lui doit plusieurs œuvres pour le basson, notamment un quintette : celui que Bram Van Sambeek sollicita auprès de la Bibliothèque royale de Stockholm, afin de l’enregistrer avec accompagnement de cordes. Par méprise, les archivistes envoient à la place une copie d’un concerto, en ut mineur. Émoustillé par cette œuvre tombée dans l’oubli mais qui lui apparaît d’un grand intérêt, Bram Van Sambeek coopère avec Marijn van Prooijen pour en préparer une version de concert. Intrigué par l’anecdote, l’auteur des présentes lignes creuse l’affaire... et découvre que ce même concerto aurait cependant déjà été investigué depuis 2006 par une équipe suisse autour de Carlo Colombo. Une voie parallèle dont Bram Van Sambeek n’avait pas eu initialement connaissance. Pour en savoir plus, nous vous renvoyons à cette interview.
Hasard des circonstances, deux initiatives ont donc suivi leur propre chemin pour ramener à la lumière ce concerto qui en déborde : quelle vitalité ! En l’entendant, on imagine le caractère de l’homme, sa fantaisie, ses malices, ses audaces. Dramatisme du premier mouvement, arioso de l’Adagio digne d’un air d’opéra, sautillantes acrobaties du finale… Bref une théâtralité assumée, spectaculaire. Et une stupéfiante vocalité, un peu cabotine mais on s’en délecte ! Les tournures sont flamboyantes, l’ambitus est hors-norme, surtout pour l’époque. Comme si cette singularité ne suffisait, notre interprète a osé quelques capiteuses libertés de registre (voyez dans le Finale, 8’26-8’40 !) que n’aurait certainement pas reniées le compositeur. La volubilité de Bram van Sambeek, son habileté à tréfiler les traits les plus loquaces (des passages d’une incroyable vélocité, ibidem à 9’03) se montrent à la hauteur de ce concerto d’apparat, par l’éloquence autant que par sa durée (une demi-heure). Un régal dont on sort électrisé, qu’on a envie de passer en boucle. Et qui vole la vedette aux deux concertos-stars du répertoire, « complétant » le programme. Celui de Mozart où, pour la cadenza, Bram van Sambeek s’est inspiré de celle du Concerto pour piano n°8. Et l’opus 75 de Weber, abordé en optimisant ses ressources romantiques, par le choix d’un texte hybride : l’Introduction de 1811 (plus riche tonalement) et les annotations expressives de la révision de 1822. Là encore, la prestation du virtuose néerlandais s’avère captivante. Sous la direction d’Alexei Ogrintchouk, l’Orchestre de chambre de Suède affiche une claire diction, alerte, suggestive, et sans maniérisme.
Il est des disques que le chroniqueur accepte pour les besoins de la cause, et ceux qu’on est comblé d’avoir reçus et qu’on réécoutera souvent. Le présent album fait partie de ceux-là ! Si vous aimez le basson, vous l’adorerez. Et même si vous n’en êtes pas fanatique, gageons que vous l’adorerez aussi ! Au rayon des concertos pour vents, ce SACD s’avère une révélation et mérite de se maintenir quelques temps en tête de gondole.
Christophe Steyne
Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10
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