Musique et poésie (3) : Brecht entre dialectique et distanciation

par

ADN-ZB/Kolbe
9.4.1980 [Datum Archiveingang]
Bertolt Brecht
geb. 10.2.1898 Augsburg
gest. 14.8.1956 Berlin, Dichter, Theatertheoretiker und Regisseur.

Incontestablement, Bertolt Brecht aimait la musique. Sans avoir connu de formation professionnelle dans ce domaine, il chantait en s'accompagnant à la guitare et composa un certain nombre de mélodies sur ses propres poèmes, sans pour autant pouvoir les noter lui-même. Son œuvre littéraire, après une première phase expressionniste et subjective, s'orienta tôt vers la critique sociale, et sa rencontre avec Hanns Eisler, qui devait devenir son collaborateur musical le plus fidèle et le plus fécond, précipita son évolution dans le sens d'un engagement actif dans l'aile marxiste de la gauche allemande de la fin des années 1920. Cependant, même à la fin de sa vie passée en République démocratique allemande, il n'adhéra jamais au Parti communiste. 

Son attitude envers la musique se précisa de bonne heure et sans la moindre ambiguïté. Il repoussait avec violence toute tentation d'anesthésie intellectuelle, et refusait toute musique dont le but serait d'endormir la vigilance idéologique de l'auditeur, toute luxuriance harmonique ou orchestrale servant à séduire la sensualité du public ou, pire, sa sentimentalité. C'est dire que cet admirateur de Bach et de Mozart éprouvait les plus vives réticences envers les maîtres romantiques, et carrément une répulsion envers l'ivresse trouble provoquée par Richard Wagner et envers la volupté de la palette sonore d'un Richard Strauss : c'étaient là pour lui les représentants-types d'une esthétique "culinaire" (le terme, célèbre, est de lui), littéralement vouée à la consommation par une bourgeoisie d'argent, celle du capitalisme triomphant, et culminant dans de grands opéras que l'importance de leurs investissements matériels réservait d'avance à un public de privilégiés de l'argent. Au contraire, pour lui la musique pouvait et devait être une puissante arme de combat, pour éveiller la vigilance des classes travailleuses, leur intelligence idéologique et stimuler leur courage dans les combats qu'elles devraient mener pour se libérer de la domination capitaliste. Pour Brecht, le spectateur ne devait pas quitter la salle plus bête qu'il n'y était entré ; et cela vaut autant pour la musique que pour le théâtre. Ce théâtre se définit assez vite par le critère de la distanciation dialectique, aboutissant au fameux concept du théâtre "épique" : exposer une situation en des termes aussi clairs et objectifs que possible, mettre à nu ses problèmes et ses contradictions sans tenter d'y apporter des solutions toutes faites, mais permettre au public de réfléchir et de décider par lui-même. Le terme d'"épique", celui du récit-compte-rendu, s'oppose ainsi à la dramatisation lyrique et subjective. L'auteur n'a pas à s'identifier à ses personnages ou à leurs situations, mais il appartient au spectateur d'en tirer lui-même les conséquences. L'impact d'une pièce de Brecht ne s'arrête pas à la sortie du spectacle, au contraire : rien n'étant "résolu", aucun dénouement n'étant servi sur un plateau d'argent, il appartient au public de poursuivre la discussion hors du théâtre, et de proposer des solutions possibles, la pièce devenant ainsi le point de départ d'un débat pouvant mener à des décisions d'action collective. C'est dire la puissance de subversion d'un spectacle qui n'est plus d'aucune façon une fin en soi. Aussi le pouvoir en place, capitalisme impérialiste, puis son incarnation inéluctable et violente, le fascisme bientôt triomphant, reconnut-il très justement en Brecht et en ses collaborateurs musicaux ses ennemis les plus redoutables, qu'il fallait à tout prix abattre. 

 Pour Brecht, la musique pure n'était donc d'aucune utilité, au contraire, elle risquait de bercer et d'endormir la vigilance. Par contre, la musique engagée au service de la cause était une arme particulièrement efficace, et le théâtre de Brecht lui réserve une place essentielle, mais son rôle se manifeste tout aussi fortement au cinéma et en particulier dans les manifestations publiques, meetings et défilés. De par son caractère non-signifiant au départ, la musique peut d'ailleurs se révéler dangereusement une arme à double tranchant : la gauche allemande l'apprit à ses dépens lorsque les nazis récupérèrent certains de ses chants de combat les plus percutants en y adaptant de nouvelles paroles... 

Brecht voulait donc une musique simple, avec un maximum de force d'impact allié à un minimum de moyens matériels ; une musique aux mélodies se gravant vite dans la mémoire, aux rythmes francs et vigoureux. Il commença par utiliser les mélodies qu'il avait composées lui-même, mais son talent musical montra tôt ses limites. A la fin de 1925, il trouva son premier collaborateur en la personne d'un compositeur au talent modeste, aujourd'hui bien oublié, Franz Servatius Bruinier. Mais la rencontre décisive eut lieu en mars 1927, lorsqu'il fit la connaissance personnelle d'un jeune compositeur de deux ans son cadet, qui avait été le plus brillant disciple de Busoni, qui commençait à faire parler de lui avec ses premiers opéras, et dont les débuts se situaient sous le signe de l'expressionnisme tout comme les siens propres : Kurt Weill. 

 Le cliché "Brecht-Weill", accouplant deux noms, est aussi célèbre que "Bach-Busoni", et pour le plus vaste public international ces noms sont liés à tout jamais  au Dreigroschenoper ("L'Opéra de quat'sous"). Mais en fait cette rencontre, féconde pendant quelques années, ne représente qu'une courte étape dans leurs deux carrières : il y eut un Kurt Weill avant Brecht, et surtout après, durant sa féconde période américaine. Et Brecht trouva en Hanns Eisler, puis en Paul Dessau, des collaborateurs bien plus durables. En fait, la symbiose Brecht-Weill se résume en quelques titres décisifs. Elle fut inaugurée de manière sensationnelle et fracassante le 18 juillet 1927, avec la création enrobée de scandale du Mahagonny Songspiel (connu aussi comme "Petit Mahagonny") au Festival d'avant-garde de Baden-Baden, avec pour protagoniste principale la compagne de Weill, la diseuse et chanteuse de cabaret Lotte Lenya.  

Pour illustrer la dénonciation cynique d'un ordre social pourri, d'un monde dominé par la loi de la jungle du tout est permis, Weill avait trouvé le ton inimitable de ses Songs intégrant des éléments de Jazz américain, mais aussi, on l'oublie trop souvent, de musique juive d'Europe centrale, juste ce qu'il fallait pour hérisser le poil des nazis déjà menaçants. De ce court spectacle de moins d'une demi-heure devait naître un grand opéra d'une soirée, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (Ascension et Chute de la Ville de Mahagonny), créé à Leipzig dans une atmosphère d'émeute le 9 mars 1930. Mais dans l'intervalle, d'autres œuvres avaient vu le jour, la Ballade Vom Tod im Wald (De la Mort dans la Forêt, 1927), le saisissant Berliner Requiem (1928), l'une des toutes premières cantates radiophoniques, les ondes se révélant une excellente plate-forme de subversion, mais dont le volet d'hommage à la mort tragique de Rosa Luxemburg fut censuré quant au texte, l'Opéra de quat'sous dont la création à Berlin le 1er août 1928 assit définitivement la gloire des deux complices, puis les deux pièces "didactiques" Der Lindberghflug (Le Vol de Lindbergh, 1929, dont la première des deux versions comportait une musique partiellement composée par Paul Hindemith), et Der Jasager (Celui qui dit oui, 1930), enfin Happy End (1929), nouveau "Songspiel" se déroulant dans l'ambiance chère à Brecht des gangsters de Chicago : ce fut un échec théâtral, mais la partition survit grâce à quelques-uns des plus beaux Songs de Weill. Dans ces œuvres, en particulier dans L'Opéra de quat'sous et dans le "grand" Mahagonny, la "distanciation" voulue par Brecht est atteinte par la "dégradation" voulue de la "grande" musique, du Choral de Bach notamment, au niveau d'une musique de rue aussi triviale d'expression que supérieurement écrite, ce qui augmenta encore la fureur des ennemis de Brecht et de Weill parmi lesquels on comptait également Schönberg et Webern, indignés de voir leurs valeurs les plus sacrées traînées dans le ruisseau. 

 Mais au moment de la création du "grand" Mahagonny, Brecht fréquentait depuis plus d'un an Hanns Eisler, rencontré au Festival de Baden-Baden, début d'une collaboration de près de trente ans. Eisler introduisit son nouvel ami dans les milieux marxistes militants de Berlin, ce qui précipita la rupture entre Brecht et Weill, dont les convictions politiques étaient différentes, bien que de gauche. De fait, ils ne collaborèrent plus qu'une seule fois, pour un chef-d'œuvre d'ailleurs, le Ballet Les Sept Péchés capitaux, né à Paris (création le 7 juillet 1933) au début de leurs longues années d'exil. C'est une fois encore un modèle de distanciation dialectique : dans le monde capitaliste, les valeurs morales sont toutes inversées, et c'est grâce aux sept péchés, devenus vertus, que l'héroïne dédoublée Anna parvient à faire une brillante carrière et à offrir une maison à ses vieux parents ! De même, quarante ans plus tard, l'ultime chef-d'œuvre cinématographique de Pasolini, Salo, ou les cent vingt journées de Sodome, réussira la plus virulente dénonciation du fascisme comme incarnation du mal absolu en montrant qu'il entraîne l'inversion de toutes les valeurs morales...  

Brecht a beaucoup collaboré avec Hans Eisler. Qu'il soit tonal ou dodécaphonique, le langage de Eisler est toujours celui d'un très grand mélodiste, aux profils inoubliables. Aucun compositeur n'a composé autant de poèmes lyriques de Brecht, souvent en en modifiant légèrement les paroles pour raisons musicales, ce que le poète accepta toujours comme variantes ou versions parallèles. A côté de ces Lieder, de musiques de scène et de film, il y a de grandes pages chorales comme le Requiem pour Lénine (avec orchestre) et Gegen den Krieg (Contre la Guerre) pour chœur a cappella, à la polyphonie sérielle magistrale, et si le monument de la Deutsche Symphonie domine l'ensemble, la dernière œuvre brechtienne de Eisler, postérieure d'un an à la disparition prématurée du poète le 14 août 1956, fut le recueil des Bilder aus der Kriegsfibel (Images de l'Abécédaire de guerre), quinze miniatures pour chœur et orchestre à la frappe de médaille, d'une force d'impact prodigieuse : c'est l'un de ses chefs-d'œuvre. 

 Le troisième en date des grands collaborateurs de Brecht, Paul Dessau (1894-1979), était en réalité l'aîné des trois, mais après avoir très tôt approché Brecht et s'être fait éconduire par un homme hyper-sollicité, il décida d'attendre son heure. Celle-ci se présenta en 1942, lorsque les deux hommes se retrouvèrent en exil à New-York, mais Dessau avait écrit dès 1938 une musique de scène pour Terreur et Misère du Troisième Reich, pièce que Eisler ne devait aborder qu'en 1945. Cependant l'œuvre brechtienne la plus importante de Dessau, composée entre 1944 et 1947, est le monumental oratorio Deutsches Miserere, l'équivalent chez lui de la Deutsche Symphonie eislérienne, mais encore inédit au disque. Il met en musique la plus grande partie de la Kriegsfibel (Abécédaire de guerre), que Eisler aborda en 1957. Entre 1946 et 1954, Dessau pourvut de musique de scène plusieurs des plus grandes pièces de Brecht non traitées par Eisler, Mère Courage, la plus connue, puis La bonne Ame de SetchouanMonsieur Puntila et son valet MattiHomme pour homme et le Cercle de Craie caucasien. Il y a aussi de très nombreux lieder, mais surtout deux opéras, dont Le Procès de Lucullus, encore écrit en collaboration avec Brecht, qui modifia sa pièce à cet effet (1949) et Puntila, composé après la mort de Brecht en 1957-59. Ce sont des modèles de théâtre épique en musique, à mille lieues des poncifs de l'opéra traditionnel. Le langage de Dessau, souvent dodécaphonique lui aussi, est plus âpre et plus rugueux que celui de Eisler, mais d'une admirable force d'impact et d'une concision lapidaire. D'autres compositeurs de l'Allemagne de l'Est ayant travaillé sur des textes de Brecht furent Kurt Schwaen et surtout Rudolf Wagner-Regeny. 

 Il est impossible de citer dans les limites de cet article les innombrables compositeurs ayant mis Brecht en musique de son vivant et surtout après sa mort. On y trouve des noms aussi célèbres que ceux de Benjamin Britten, Darius Milhaud, Hans-Werner Henze, Luciano Berio, Luigi Nono, Luca Lombardi, Cristobal Halffter, Rolf Liebermann, Gottfried von Einem et Roger Sessions, mais il faut accorder une mention toute spéciale à l'Autrichien Friedrich Cerha (célèbre pour avoir achevé l'orchestration du troisième acte de la Lulu d'Alban Berg), qui produisit en 1981 au Festival de Salzbourg un extraordinaire opéra d'après la première grande pièce de Brecht, encore purement expressionniste, Baal. Il en tira un grand cycle de Baal Gesänge, disponible sur CD de même que l'opéra entier. Cette œuvre maîtresse démontre la pérennité de l'œuvre de Brecht comme source d'inspiration musicale, au-delà de toute limitation idéologique ou esthétique. Car il fut, tout simplement, l'un des plus grands génies de la littérature de ce siècle. 

Crédits photographiques : Bundesarchiv / Deutschland

Article rédigé par Harry Halbreich  dans le cadre d'un dossier de Crescendo Magazine publié dans ses éditions papiers. Dossier publié sous la coordination de Bernadette Beyne.

 

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