Réédition audiophile du Tchaïkovsky de Maurice Abravanel : une Quatrième décantée

par

Piotr Ilitch Tchaïkovsky (1840-1893) : Symphonie no 4 en fa mineur Op. 36 ; Ouverture Roméo et Juliette. Orchestre symphonique de l’Utah, direction : Maurice Abravanel. 1974, rééd. 2023. Livret en anglais. TT 61’00. VOX-NX-3022CD 

En six albums, le label Naxos vient de rééditer le valeureux corpus orchestral tchaïkovskien enregistré par Maurice Abravanel et son fidèle orchestre de l’Utah, qu’il dirigea pendant plus de trois décennies (1947-1979). Nous vous renvoyons à un précédent article pour une présentation générale, et un commentaire sur l’interprétation des trois premières symphonies, où se distinguait une « Polonaise » de haute volée, toujours parmi les meilleures références du catalogue.

Le présent CD rassemble judicieusement deux œuvres fatidiques, que le maestro aborde avec un évident détachement, et une légèreté de touche qui jamais ne force le trait ni n’épaissit le vêtement, contrairement à l’opaque manteau germanisant d’un Karajan à Berlin (DG). Même si elles oblitèrent le pathos et la charge dramatique, ces options s'avèrent singulièrement en phase avec l’évolution interprétative qu'a connue la musique de l’auteur du Lac des cygnes, ainsi débarrassée de ses tournures sirupeuses, de ses larmoiements et de ses excès hystériques, tel qu’un Pierre Monteux à Boston et Londres en avait montré l’augure dans ses enregistrements des années 1950-60. « J’ai appris à jouer la musique de Tchaïkovsky comme il l’écrivit, et je vous assure que c’est très très suffisant », selon les mémoires consignées par sa veuve Doris (It’s all in the Music, éd. William Kimber, Londres, 1966, page 162). Une antithèse aux spectaculaires versions d’un Riccardo Muti (Emi, 1979) ou d’un Georg Solti (Decca, mai 1984). L’écoute nous situe même assez loin de la foudroyante lecture d’un George Szell (Decca, septembre 1962), ou de l’intensité exemplairement dosée d’un Mravinsky et ses forces de Leningrad (DG, septembre 1960).

Dans le tonitruant exorde de l’opus 36, l’accroche d’Abravanel ne résonne certes pas avec le même zèle que Zubin Mehta à Los Angeles (Decca, avril 1976, un des plus rapides de la discographie), mais l’on se laisse convaincre par le tempo giusto (la partition ne réclame aucun record de vitesse), et conquérir par la saine respiration des cuivres (les cors sont superbement restitués : nacrés et gorgeous). Le chef architecture minutieusement le schéma psycho-affectif de ce premier mouvement sans outrer les phases d’abattement ni infatuer les exaltations. Avouons que cette sage exploration ne comblera pas les amateurs de contraste. Elle convient mieux à la calme déambulation de l’Andantino, paré d’exquis phrasés de cordes qu’à la fièvre du Scherzo, dont les piqûres en pizzicato tendent à s’affadir dans le camaïeu. Les narquoises fifreries, les fanfares en écho s’y invitent avec subtilité. La tempérance mormone n’est peut-être pas le carburant le mieux adapté aux déflagrations du Finale ; pourtant, les cinglantes saillies de trompettes pour les rappels du leitmotiv liminaire, la conclusion échevelée comme on l’attend s’insèrent dans une fougue qui ne déçoit pas. Là encore, Abravanel s’en tire avec goût et même un certain brio, à défaut d’un panache qui rivaliserait avec des alternatives plus tapageuses.

Pour la fantaisie shakespearienne autour de Roméo et Juliette, on appréciera la finesse, la transparence du tissu orchestral que caressent des violons satinés, où se discernent des pupitres de vents frais et fruités. Mais cette vision de l’Ouverture manque de poids, comme si les amants de Vérone se contentaient d’amour et d’eau fraiche, impassibles à leur tragique destin. Un bas-relief d’albâtre ! On peut déplorer une maigre tension dans les escarmouches entre familles rivales (5’17, 12’28 –les cymbales claquent mais où est la grosse caisse ?), une fade passion dans les étreintes (8’35, 13’59). Toutefois, les transitions entre les épisodes (7’30 par exemple) et l’ensemble de la coda sont parmi les plus peaufinés qu’on ait jamais entendus dans ces pages.

En ce disque alimenté par la notice originale de Richard Freed, le tact de la direction aux commandes d’un orchestre adroit et décanté forge de Tchaïkovsky un portrait de « Russe blanc » : celui d’une juste sensibilité et purgé de ses outrances. Cette modération pourra laisser sur sa faim. Mais on peut aussi saluer une éthique qui ne vise pas à (ou ne saurait) effaroucher la cour des grands. Les mélomanes enclins à cette recette édulcorée, modeste mais révélatrice, passée au tamis par une exemplaire remasterisation, pourront cependant se laisser tenter par ces témoignages déjà demi-séculaires, qui ont au moins le mérite de ne pas s’être stylistiquement démodés.

Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

Christophe Steyne

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.