Réédition audiophile du Tchaïkovsky épuré d’Abravanel, -les trois premières symphonies
Piotr Ilitch Tchaïkovsky (1840-1893) : Symphonie no 1 en sol mineur Op. 13 ; Symphonie no 2 en ut mineur Op. 17 / Symphonie no 3 en ré majeur Op. 29 ; Francesca da Rimini Op. 32. Maurice Abravanel, Orchestre symphonique de l’Utah. 1974, rééd. 2023. Livret en anglais. VOX-NX-3020CD (TT 74’06) ; VOX-NX- 3021 (TT 67’57).
En six albums, le label Naxos vient de rééditer un valeureux corpus orchestral tchaïkovskien initialement réalisé sous la production de Marc Aubort et Joanna Nickrenz, d'Elite Recordings. Les six symphonies, Manfred et une sélection de pages populaires avaient déjà été compilées en un coffret de cinq CDs (VoxBox CD5X-3603 5) voilà une vingtaine d’années, mais sans se targuer des mêmes soins audiophiles que la présente reparution, justifiée par une plus-value sonore (transfert haute définition à partir des master tapes). Nous nous intéressons ici aux trois premières symphonies, les autres jalons seront commentés ultérieurement.
Commençons par quelques repères biographiques. Issu de parents juifs portugais, d'ancienne souche aristocratique, Maurice Abravanel naquit en 1903 à Salonique. Avant la Première Guerre mondiale, sa famille gagna la Suisse où le jeune musicien fréquentait du beau monde, dans le même appartement qu'Ernest Ansermet ! Nul moins que Stravinsky, Poulenc, Milhaud, Honegger, ce qui explique certainement pourquoi il consacra plusieurs vinyles au « Groupe des Six » dont une large anthologie dévouée à Satie. Sa carrière le mena en Allemagne, à Paris (1933), en Australie et finalement aux États-Unis où il s'établit.
Quand il prit la direction de l'orchestre de l'Utah tout nouvellement créé, les musiciens pouvaient à peine jouer correctement l’Eroica de Beethoven, se souvenait-il en 1977 dans le New York Times. Mais au fil des ans, la confiance et l’exigence s'installant, et même si la phalange de Salt Lake City ne rivalisa guère avec le prestige et l'excellence des « Big Five », cette patiente collaboration (1947-1979) fut des plus durables et fructueuses. Notamment sur le plan discographique, au gré d'un legs engrangé par les labels Vanguard et Vox. Outre Tchaïkovsky fut essentiellement abordé le répertoire russe romantique et moderne (Casse-noisette, Lac des cygnes, Antar de Rimsky-Korsakov, Glière, symphonie no 3 de Rachmaninov, no 2 de Prokofiev), mais aussi anglais (Vaughan Williams), américain (le pittoresque de Copland et Grofé, le subversif Varèse) ou d’inspiration hébraïque (Bloch, Le Roi David…). On doit notamment à cette inlassable baguette des intégrales Sibelius, Mahler, pionnières sur ce continent.
Moins célèbres et moins programmées que les trois dernières symphonies, les trois premières apparaissent rarement au disque en dehors des parcours complets. Les amateurs de support physique pourront apprécier de pouvoir les acquérir en volume séparé. Sous la baguette d’Abravanel, l’Andante tranquillo de la « Rêves d’hiver » émane dans un brouillard impressionniste que ne viendront guère affermir des lignes certes élancées et claires mais qui restent plates, peu stimulantes. Eugene Ormandy à Philadelphie (RCA) cultiva certes semblable évanescence. On retrouve dans l’Adagio cette propension à ciseler des lignes sans épanchement douteux, même dans le climax clamé par les cornistes. Comme une vue en écorché, –objective et sans débord affectif : une constante dans le style néoclassique du chef. Cette veine dégraissée et lustrée rappelle du moins le témoignage de Vaclav Smetacek chez Supraphon, certes un peu plus investi. Hélas, des cordes hirsutes brossent un Scherzo mal peigné, au saut du lit, renforçant mal à propos le prosaïsme. On apprécie toutefois une direction vive, et même battante, sertie dans un relief activiste et chaleureux. Le méandreux Andante lugubre circule avec une ampleur qui promet un finale de haute volée, et se concrétise dans un Allegro maestoso rêche et tendu, musclant sans infatuation les ressorts de liesse. La captation réverbérée contribue au spectacle. Et même si l’orchestre semble parfois un peu forcer, contrairement à Igor Markevitch à Londres (Philips), d’un jaillissement plus corseté.
Hors intégrale, Arthur Winograd (MGM, 1956), Thomas Beecham (Philips, décembre 1953), le jeune Georg Solti à Paris (Decca, mai 1956), Carlo Maria Giulini (Columbia, septembre 1956), André Previn à Londres (RCA, août 1965), Claudio Abbado (DG, février 1968), Lorin Maazel à Pittsburgh (Telarc, mars 1986) furent de ceux qui s’intéressèrent à la « Petite Russienne » –autrement dit « L’Ukrainienne » si on traduit la géopolitique de l’époque. Là encore, Abravanel se distingue par la saine modération de son propos, ses transitions sans heurts mais non sans saveur ni sans astuce signalétique (les bois gouleyants pour lancer l’Allegro du premier mouvement -3’21). Cet enregistrement de la symphonie no 2 semble d’ailleurs un peu plus plein et moins réverbéré, les pupitres captés d’un peu plus près, que pour la no 1. On souhaiterait que les cordes s’emparent davantage des saillies, mouillent un peu plus le crin, mais la diction ne manque pas d’arête, et trouve son équilibre entre la somptuosité et l’angle. Le délicieux et claudicant Andantino Marziale pourrait sortir d’un ballet de l’auteur de La Belle au Bois dormant. La phalange de l’Utah le sert avec le raffinement d’une marche aristocratique et une riche palette de textures (clarinettes, bassons), sans masquer ses relents doucereux, ni outrer l’apparat. Le sautillant Scherzo se souvient des ambiances troubles de celui de la Reine Maab chez Berlioz et fuse de flammèches qui émoustillent l’écoute, –et son trio s’avère très réussi là encore grâce à la caractérisation des souffleurs de Salt Lake. Les amateurs d’archives se souviennent de la poigne d’un Thor Johnson à Cincinnati (Remington, 1953) sur un vinyle décapant et survitaminé qui ne doit pas sombrer dans l’oubli. Sans rivaliser avec cette démonstration dans le Finale, Abravanel mène ses troupes avec l’ardeur nécessaire, ménageant quelques replis qui ne compromettent pas la tension d’ensemble. Les options ne s’osent pas dans le jusqu’au-boutisme mais désamorcent du moins les excès de pompiérisme.
Le second disque de la série (VOX-NX- 3021) propose en pièce principale la symphonie no 3, peut-être la moins aimée du cycle, malgré son sous-titre « Polonaise » qui lui fut accolé à titre posthume. Adrian Boult (Decca) reste parmi les rares à s’en être saisi hors de tout projet d’intégrale. C’est peut-être le sommet des Tchaïkovsky d’Abravanel, qui parvient à débusquer une improbable cohérence dans le premier mouvement, unifiée par une direction pulsée et un certain génie des transitions, dans une parure qui semble d’un Schubert modernisé et relevé de quelques épices Mitteleuropa. Les archets de l’Utah scintillent littéralement, fluidifiés par une féérie néo-mendelssohnienne, qu’affine la transparence du remastering. La simplicité de l’Alla tedesca, sorte de valse contrariée, est revisitée avec un art diaphane qui révèle ses ambivalences expressives et interroge ses tournures alambiquées.
Superbe lecture de l’Andante elegiaco, introduite par une flûte proéminente, texturée comme un velours, et qui ensuite déambule entre chiens et loups : une ambiance digne du jeune Brahms des Sérénades, dont Abravanel sonde la germanité comme d’une clairière au crépuscule. Talon d’Achille de cette interprétation au demeurant remarquable, les envolées de cordes du Scherzo manquent un peu de magie, mais les humeurs insaisissables n’en sont pas travesties. Il n’y a pas grand-chose à faire pour secourir le lourd Tempo di polacca, qui pouvait convenir à une brève page chorégraphique, mais que le compositeur traîne en longueur. Du moins, le chef n’a pas la main lourde pour ces relents de danse populaire. Son habileté ne dépare pas la haute tenue de son témoignage dans l’opus 29, qui reste une des meilleures prestations qu’on ait entendues dans cette difficile symphonie, pont-aux-ânes des intégrales.
Pour cette première triade symphonique, Antal Dorati à Londres (Mercury) reste globalement insurpassé pour sa verve et ses couleurs fauvistes, mais en tiré à part Abravanel se recommande particulièrement devant un Karajan trop teuton (DG), un Muti trop emphatique (Emi), un Maazel trop superficiellement virtuose (Decca), ou un Haitink trop lisse (Philips). Le CD est abondé par le dantesque Francesca da Rimini, cette fresque des enfers dont Leonard Bernstein (DG) ou Leopold Stokowski (Everest) exacerbèrent le romantisme torve. Abravanel s’en tient à une conception architecturée, qui n’exagère pas les visions infernales, qui ne surchauffe pas les tourbillons mortifères autour des amants, mais les déchaine dans une tempête de fureur froide où les épisodes lyriques n’en apparaissent que plus touchants et épurés. Bref, si animée soit-elle : une peinture plutôt qu’une brûlante dramaturgie. Cette passion raisonnée est à l’image de l’esthétique défendue en Tchaïkovsky par ce chef dont l’efficace sobriété rappelle souvent ici le geste sûr d’Igor Markevitch, ennemi des effets de manche.
Christophe Steyne
Son : 8,5 à 9 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8 (no 1) à 10 (no 3)