Regards de femmes, un panorama pianistique de Marie-Catherine Girod

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Regards de femmes. Louise Farrenc (1804-1875) : « Les Italiennes », Variations sur la cavatine de Norma, op. 14. Hélène de Montgeroult (1764-1836) : Sonate en fa mineur op. 5, finale. Anna bon di Venezia (c. 1739-1767) : Sonate pour clavecin en sol op. 2 n° 1. Amy Beach (1867-1944) : Dancing Leaves op. 102 n° 2 ; Scottish Legend op. 54 n° 1. Agathe Backer Grøndahl (1847-1907) : Pièce op. 19 n° 2. Clara Schumann (1819-1896) : Romance op. 21 n° 1. Fanny Hensel Mendelssohn (1805-1847) : 4 Lieder op. 8 : Wanderlied. Ethel Smyth (1858-1944) : Variations on an Original Theme (of an Exceedingly Dismal Nature). Mel Bonis (1858-1937) : Femmes de légende : Mélisande. Jeanne Barbillion (1895-1992) : Provence – I : Bord de mer le soir et II : Fête de soleil. Lili Boulanger (1893-1918) : D’un vieux jardin. Henriëtte Bosmans (1895-1952) : Six Préludes. Germaine Tailleferre (1892-1983) : Impromptu. Cécile Chaminade (1857-1944) : Toccata op. 39. Maria Hester Park (1760-1813) : Sonate op. 4 n° 1 : Menuet. Emilie Zumsteeg (1796-1857) : Polonaise n° 3. Clara Gottschalk Peterson (1837-1919) : Staccato Polka. Marie-Catherine Girod, piano. 2020. Notice en français, en anglais et en allemand. 79.00. Mirare MIR574.

Tout au long de ma vie professionnelle, en parallèle avec le répertoire « normal » du pianiste concertiste, j’ai privilégié un vagabondage musical qui m’a permis de découvrir, d’interpréter et d’enregistrer des compositeurs peu connus, parfois totalement et très injustement oubliés. Ces rencontres m’ont apporté un sentiment de liberté, n’ayant de référence que la partition, beaucoup de bonheur et une grande fierté. C’est dans cet esprit que j’ai enregistré ce CD exclusivement féminin. A l’appui de ces précisions de Marie-Catherine Girod (°1949), on peut rappeler que, dans sa discographie, les noms de Le Flem, Emmanuel, Dutilleux, Jolivet, Samazeuilh ou Gabriel Dupont (mon préféré, ajoute la pianiste) voisinent avec ceux des classiques. Cette originaire des Landes, qui a étudié aux Conservatoires de Bordeaux puis de Paris, a approfondi son jeu auprès de maîtres comme György Sebök ou Paul Badura-Skoda. Certaines de ses gravures ont été couronnées par l’Académie Charles Cros ou par l’Académie du disque français. Pour ces « Regards de femmes », dix-sept compositrices sont mises à l’honneur en privilégiant des œuvres courtes. Des pages qui sont, comme l’avoue encore Marie-Catherine Girod, le fruit de recherches et de déchiffrage, mais avant tout des coups de cœur.

Ce vaste panorama se présente comme un tour d’Europe sélectif, qui mène le mélomane de la France à l’Angleterre, en passant par l’Allemagne, l’Italie, la Hollande et la Norvège, autour de créatrices nées entre 1739 (Anna Bon de Venezia) et 1895 (Jeanne Barbillion et Henriëtte Bosmans). Deux compositrices américaines viennent compléter le tableau. Plusieurs personnalités mises au programme sont bien connues. L’importance de Clara Schumann et de Fanny Mendelssohn n’échappera à personne, et leur présence apparaît comme un passage obligé, pour la première en raison de son rôle joué pendant l’existence de Robert Schumann, puis après sa disparition, mais aussi de ses éminentes qualités de concertiste, pour la seconde en raison des liens étroits avec son frère Felix. Une émouvante Romance de Clara et un élégant Wanderlied de Fanny montrent à suffisance que leur talent était inné. A ces figures légendaires allemandes, vient s’ajouter une compatriote originaire de Stuttgart, Emilie Zumsteeg dont le père était compositeur et la mère propriétaire d’une maison d’édition musicale. Pianiste et cheffe de chœur, elle a composé des Polonaises dont la troisième, altière, ne peut faire oublier qu’elle a écrit des lieder dont la notice dit qu’ils ont fortement contribué à la formation du goût romantique. 

Vu le nombre d’appelées, le texte global de présentation, rédigé par le journaliste et critique musical Vincent Agrech, ne peut, en trois pages, entrer dans les détails biographiques, qui demanderaient une longue étude. Mais l’approche se veut synthétique et situe, d’une manière très bien ciblée dans le propos, les difficultés de la création féminine dans la société romantique et postromantique, entre figures traditionnelles de mère ou d’épouse et limitation entraînée par le statut social. Ce qui n’empêchera pas, même si elles sont bridées, la volonté et la résistance de dames mises ici en avant. 

On est heureux de découvrir à l’affiche un joli mouvement de sonate de l’Italienne Anna Bon de Venezia, la seule à ne pas avoir connu le XIXe siècle, étant morte à la fin du précédent. Elle fut élève à l’Ospedale della Pièta avant de rejoindre, à Bayreuth puis à Eisenach, sa famille musicienne au service de seigneurs locaux. L’Anglaise Maria Hester Park, née dans la deuxième moitié du XIXe siècle, a été pianiste, chanteuse et pédagogue, reconnue dans les milieux nobles du temps. Sa sonate, dont on entend ici un Menuet, est influencée par le style mozartien. Sa compatriote Ethel Smyth revêt une autre dimension. Fille de général, cette féministe engagée, ce qui lui valut quelques déboires, a été la première femme à étudier la composition à Leipzig auprès de Carl Reinecke, et a fait la connaissance de Brahms et de Tchaïkowsky, qui l’encouragea. Sa production, que Sir Thomas Beecham appréciait, est importante, et contient des opéras créés à Weimar, Berlin, Londres et New York. Le CD lui réserve une belle place, avec la douzaine de minutes de ses Variations sur un thème original dont le sous-titre « sur un thème résolument lugubre » définit le climat. Cette page remarquable était déjà connue : elle a été incluse en 2000 dans un album CPO signé par la pianiste roumaine Liana Serbescu. C’est l’un des moments forts du programme de Marie-Catherine Girod, qui en traduit idéalement la sombre véhémence. La présence, à travers une courte pièce fluide, de la Norvégienne Agathe Backer Grøndahl, qui étudia avec Liszt et von Bülow et entretint une amitié avec Grieg, et celle de l’Amstellodamoise Henriëtte Bosmans, qui se produisit à maintes reprises au Concertgebouw et fut dirigée notamment par Pierre Monteux et Ernest Ansermet, ouvrent des créneaux à exploiter. D’Henriëtte Bosmans, six brefs Préludes magnifiques (le Lento assai, le Presto ma non troppo final !) montrent l’étendue d’un talent imagé et évocateur. 

Deux Américaines s’ajoutent donc à ce petit tour européen. Amy Beach a composé dans divers domaines. Son concerto pour piano et orchestre a connu les honneurs du disque chez Hyperion (70e volume de la série du « piano romantique ») et chez Naxos, couplé avec sa Symphonie gaélique de 1897. Cette virtuose, célèbre de son vivant, bénéficie ici de deux pages alertes, tandis que Clara Gottschalk Peterson, qui a beaucoup œuvré à entretenir la mémoire de son frère aîné Louis Moreau Gottschalk, mort à quarante ans (1829-1869), clôture le programme du CD par une sautillante Staccato Polka

On ne sera pas étonné que, dans ce programme, la France se taille « la part de la lionne », avec la présence de sept compositrices, en majorité bien connues, et dont le disque a déjà révélé les valeurs respectives. C’est Louise Farrenc, dont des symphonies récemment gravées (Naxos, CPO, Erato) montrent les hautes qualités, qui est en tête d’affiche avec de séduisantes et habiles Variations sur la cavatine de Norma. Elle en a écrit bien d’autres, notamment sur des thèmes de Rossini, Donizetti ou Weber. Certaines ont déjà paru dans l’un ou l’autre récital, mais un regroupement serait le bienvenu pour approfondir cette remarquable créatrice. On saluera l’inspiration d’Hélène de Montgeroult, qui fait penser à Chopin dans sa Sonate op. 5, celle de Cécile Chaminade dans sa Toccata op. 39, qui a récemment retenu l’attention d’Olga Kopylova dans un programme intitulé Miniatures pour le label Azul, ou celle de Mel Bonis, dont la Mélisande est proche par son mystère de celle de Debussy. 

L’occasion est belle d’aller relire les pages que consacre Florence Launay à ces créatrices de l’Hexagone dans son essai paru chez Fayard en 2006, sous le titre Les compositrices en France au XIXe siècle. On y découvrira le destin de chacune, y compris celui des autres figures choisies par Marie-Catherine Girod, toutes trois nées entre 1892 et 1895, à savoir la trop tôt disparue Lili Boulanger, avec le mélancolique D’un vieux jardin de 1914, Germaine Tailleferre, avec un Impromptu de 1909 et, enfin, Jeanne Barbillion, élève de Vincent d’Indy, qui était aussi violoniste et dont on respire les parfums nocturnes et ensoleillés de la Provence dans deux pages, d’abord poétique puis festive, consacrées à cette région.

Voilà un CD qui ouvre bien des perspectives, procure du plaisir et suscite des envies, celles de voir s’approfondir la découverte des compositions de ces figures féminines auxquelles il n’est que temps de rendre plus ample justice. La route semble désormais bien ouverte, et de telles réalisations la jalonnent déjà avec bonheur. Marie-Catherine Girod, dont le choix est d’une cohérence que l’on saluera tant au niveau de l’atmosphère globale de son récital que de l’investissement mis dans la recherche esthétique, souligne avec subtilité, finesse et élégance les diverses facettes de ces univers féminins qui, en fin de compte, usent de leur spécificité pour transmettre un message musical d’une indiscutable valeur.

Son : 10  Notice : 8  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

 

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