Réussite musicale et scénique pour un anti-Don Quichotte 

par


Fait inhabituel : avant même la première note, une ovation salue l’entrée du chef d’orchestre, Patrick Fournillier. Depuis de longues années, il aime et connaît Massenet pour en avoir étudié et dirigé la moindre des partitions, notamment à l’occasion du Festival de Saint-Étienne. Ce n’est donc pas surprenant si, après une entrée en matière où il lui faut rassembler et canaliser ses troupes, la musique et l’extraordinaire génie dramatique de Massenet offrent les plus grandes satisfactions.

S’y ajoute la fidélité à la grande tradition du chant français, cet art singulier, si caractéristique, dont la transmission s’est miraculeusement opérée oralement de professeur en professeur -souvent ancien chanteur- et de chef de chant en chef de chant.

Certes, la diction de Christian Van Horn (à la présence scénique et vocale d’une rare endurance) prend parfois des accents exotiques, le chant ambré de Dulcinée (Gaëlle Arquez) n’est guère compréhensible sans sous-titres à l’instar de l’émission confuse des chœurs.

Mais Sancho (Étienne Dupuis, plein de verve scénique), les quatre amants, serviteurs et bandits font preuve d’une diction claire et précise si bien que l’ensemble du plateau fait honneur au compositeur de Thaïs, d’Emy Gazeilles, Marine Chagnon, Samy Camps et Nicholas Jones jusqu’à Young-Woo Kim, Hyunsik See, Nicolas Jean Brianchon et ses compères (Pierre André, Bastien Darmon, Gabriel Paratian, Joan Payet).

Le très musical solo de violoncelle, enfin, est justement applaudi. Le décor ? -Un appartement vert d’eau meublé dans le style des années 50-60 coupe la scène horizontalement en deux. Un vieil homme déprimé, en chandail, alcoolique et toxicomane erre. Un voisin ami-aide-soignant passe.

Sous le canapé vert, la bibliothèque blanche, les bas de porte, diverses trappes s’ouvrent laissant passer les quatre admirateurs de Dulcinée en costumes de collégiens anglais.

Le plafond se soulève. Un hall d’aéroport verdâtre en forme de conque laisse s’échapper une foule aux costumes mi- « swinging London », mi- « rockabilly ». La scène de groupe se fige puis s’éloigne tandis que Dulcinée, poupée en talons blancs, se plaint du vol de son collier de perles.

Aux actes suivants, les retours dans l’appartement glauque alternent avec la lente descente de trois chevaux de bois ainsi que divers tableaux de silhouettes noires en contre-jour, danseurs de flamenco ou bandits.

Les décors élégants de Paolo Fantin, les costumes aussi stylisés que soignés d’Agostino Cavalca et les lumières d’Alessandro Carletti mettent en valeur la mise en scène de Damiano Michieletto. Fort belle, cette dernière intègre avec naturel les chorégraphies fluides de Thomas Wilhelm.

Le sujet ? -Un vieil anglais idéaliste se remémore sa jeunesse, ses ardeurs et ses humiliations puis se suicide par overdose médicamenteuse.

Dans la tête de qui entrons- nous ? Celle d’un vieux poète hippy ? Celle de Damiano Michieletto ? Ou encore celle de Don Quichotte puisqu’il est le sujet de l’œuvre ? - Rien n’est moins sûr.

La Feria, Rossinante , l’armure rouillée, le baudet, Sancho, la mandoline, les moulins, la montagne rouge et le vieux chêne sous lequel agonise le Chevalier de la Mancha…la liste de tout ce qui a disparu- de l’ordre de la chair, de la nature, de la joie, de la vie ...- serait fastidieuse.

Déjà, le librettiste de Massenet, Henri Cain, s’inspirant du drame héroïque de Jacques Le Lorrain « Le Chevalier de la longue figure », avait passablement affadi la verdeur épique, coruscante et naïve du roman de Cervantès.

Cette fois, la mise en scène fait de l’homme de désir à la poursuite de l’inaccessible étoile chantée par Jacques Brel, un captif. Pétrifié, prisonnier de lui-même, il n’a d’autre issue que le néant.

Au-delà de la contradiction d’un huis-clos mental associé à Don Quichotte, une fois Cervantès passé à la trappe, ce qui est raconté sur scène entre en collision avec la partition.

Ce n’est pas tout, le propos de Massenet est lui-aussi délibérément faussé.

Car l’impact émotionnel qui fit pleurer des générations de spectateurs, (le souvenir d’Huc-Santana, René Masart ou José van Dam en 2002 dans la mise en scène de Gilbert Deflo, reste vivace), repose bel et bien sur les convictions intimes et personnelles du compositeur.

Or, ici, l’honneur, la défense des faibles, l’idéal chevaleresque sont vidés de leur sens.

Se posent alors deux questions :

La fascination pour le néant et pour la dépression est-elle désormais si impérieuse qu’elle puisse balayer impunément les conceptions de l’auteur ?

Une démonstration aussi vaine, fausse et vide mérite-t-elle le déploiement de tant de talents, d’efforts, de réussite ? 

Peut-être. Peut-être pas.

Bénédicte Palaux Simonnet,

Paris, ONP Bastille, le 10 mai 2024

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