Chez BIS, une édition exemplaire de l’œuvre tourmentée d’Allan Pettersson

Allan Pettersson (1911-1980) : Intégrale des symphonies n° 1 à 17 ; Mouvement symphonique ; Concerto pour violon et quatuor à cordes ; Concerto n° 2 pour violon et orchestre ; Concerto pour alto et orchestre ; Concertos pour cordes n° 1 à 3 ; Vox Humana, pour 4 solistes, chœur mixte et cordes ; Six chants pour voix et piano ; Chants des va-nu-pieds, pour baryton et piano ; Six Sonates pour deux violons et autres pages de musique de chambre. Orchestre symphonique de Norrköping et Orchestre de chambre nordique, direction Christian Lindberg et Leif Segerstam ; Orchestre et Chœurs de la Radio suédoise, direction Stig Westerberg ; Ulf Wallin, violon ; Ellen Lisbeth, alto ; Jörgen Pettersson, saxophone alto ; Chœur de chambre Eric Ericson ; Duo Gelland ; Anders Larsson et Peter Mattei, barytons ; Bengt-Ake Lundin, piano, et divers interprètes. 1976-2023. Notice en anglais, en suédois, en allemand et en français. 19 heures 47’ 15’’. Un coffret SACD BIS-9062 de 17 CD, avec 4 DVD en bonus.
S’il est surtout connu dans son pays natal, chez ses voisins nordiques et en Angleterre, le compositeur suédois Allan Pettersson bénéficie cependant d’un bel éventail discographique, en particulier grâce au label allemand CPO (une intégrale des symphonies 2 à 16 par plusieurs orchestres d’Outre-Rhin, dirigés notamment par Alun Francis, Gerd Albrecht ou Thomas Sanderling)) et au label suédois BIS, ce qui est dans la logique des choses pour un compatriote. Mais d’autres éditeurs ont nourri la connaissance de Pettersson avec l’une ou l’autre gravure : Caprice, Polar, Philips, Koch, la Swedish Society, etc. Pour appréhender de façon globale la production de ce créateur tourmenté, qui a vécu des situations douloureuses, il manquait cependant un panorama complet qui valorise un corpus avant tout orchestral, mais dont d’autres aspects sont à considérer. C’est chose faite avec le présent pavé proposé par BIS, qui réunit un choix sans épuiser le sujet. On n’hésitera pas à rechercher l’une ou l’autre perle, par exemple le Concerto pour alto et orchestre, interprété par Nobuko Imai avec le Symphonique de Malmö dirigé par Lev Markiz, en couplage avec la Symphonie n° 5, Moshe Atzmon étant à la tête de la même phalange (BIS-480, 1990).
Afin de mieux connaître le parcours biographique du compositeur, nous renvoyons le lecteur à deux textes parus dans nos colonnes : ils concernent la gravure du Concerto pour violon n° 2, couplée à l’inachevée Symphonie n° 17, une recension signée par Olivier Vrins le 21 juillet 2019, et celle du Concerto pour violon et quatuor à cordes, accompagné de pages chambristes, rédigée par nos soins le 25 septembre 2023. Il est toutefois nécessaire de rappeler les moments essentiels d’une existence : enfance pauvre et malheureuse dans un foyer misérable, études musicales contrariées à Stockholm lors de l’apprentissage du violon, puis de l’alto, premier séjour à Paris avant la guerre, retour au pays et carrière de musicien d’orchestre jusqu’en 1951, puis nouveau voyage à Paris pour perfectionnement auprès de Honegger et de Leibowitz. Pettersson se consacre dès lors à la composition, mais il est frappé par une polyarthrite rhumatismale qui va l’envahir de plus en plus et le faire souffrir jusqu’à sa disparition. Son caractère ombrageux ne facilite pas les choses : si ses symphonies sont jouées en Suède, un différend éclate en 1968 au moment de la Septième, Pettersson interdisant de façon temporaire l’exécution de ses œuvres dans son pays. Ses dix dernières années coïncideront néanmoins avec une vraie reconnaissance nationale. On lira d’autres détails dans la copieuse et érudite notice en quatre langues, dont le français, qui s’étend sur quarante-cinq pages très documentées.
Si les réminiscences de l’enfance malheureuse et l’actualité de la souffrance physique quotidienne sont palpables dans le discours musical de Pettersson, le rendant particulièrement humain, il faut aller au-delà de ces considérations existentielles pour apprécier sa musique, ainsi que l’écrit le musicologue Per-Henning Olsson, de l’Université d’Uppsala : La musique de Pettersson contient des motifs passionnants, des mélodies d’une beauté douloureuse, des sonorités fascinantes, des structures rythmiques puissantes et une orchestration unique, qui méritent tous une attention particulière. En tant qu’auditeurs, nous retrouvons tout cela dans les grands ensembles des œuvres, ensembles qui peuvent inviter à des interprétations de lutte, de repos, de vie, de mort, de joie ou peut-être de douleur. Ou bien nous pouvons simplement être aspirés dans le monde sonore de Pettersson, y rester avant d’émerger comme de l’autre côté, captivés par ce que nous avons entendu. Ce résumé global, où tout est presque dit, est éclairant : en plus de cerner l’injection d’un contenu qui reflète une existence concrète, l’auteur de la notice introduit dans la musique du Suédois une dimension que nous partageons, à savoir celle d’un dépassement de lui-même et d’une transcendance quasi métaphysique, qui se situe entre lutte et libération. En y ajoutant le sentiment que l’on éprouve à l’écoute de cette musique tourmentée, celui d’une émotion intense qui s’installe et ne fait que grandir au fil de la découverte, tout en bousculant l’auditeur dans ses certitudes. On ne sort pas tout à fait intact d’un tel univers sonore, à la fois exacerbé, obsessionnel et captivant.
Si l’on ne connaît pas du tout Pettersson, peut-être faut-il commencer l’exploration par sa musique vocale, même si l’habitude veut que l’on place ses symphonies au premier plan. Peu fournie, elle occupe environ deux heures des deux derniers CD du coffret. Les 6 Mélodies de 1935 pour voix et piano, sur des textes d’auteurs suédois et finlandais, pessimistes et empreints de désolation, précèdent le recueil des années 1943-45, Les Chants des va-nu-pieds. Pettersson, qui est aussi poète, met en musique de poignants écrits autobiographiques au langage simple, populaire et folklorique, dont le titre global est évocateur pour souligner le phénomène de l’aliénation de la misère, qui rappelle l’enfance malheureuse. On a souligné, dans cet univers désolé de 24 poèmes, la parenté thématique avec Schubert (l’hiver, les oiseaux, le rêve…). L’ensemble est aride, sombre et douloureux, ce qu’accentue, en mars 2021, la voix du baryton Peter Mattei et le piano pudique de Bengt-Ake Lundin, interprètes aussi des 6 Mélodies.
Le message dénudé de la condition humaine, qui peut se révéler cruelle, est encore présent dans la cantate Vox Humana de 1974, pour quatre solistes, chœur mixte et orchestre à cordes, une commande pour le 500e anniversaire de l’Université d’Uppsala. La voix domine cette fresque basée sur des textes d’auteurs d’Amérique latine, dont Pablo Neruda. Le coup d’état du général Pinochet a eu lieu l’année précédente ; le message à portée politique confirme la proximité de Pettersson avec les pauvres et les opprimés. C’est l’enregistrement le plus ancien du coffret, une gravure de 1976, dirigée par Stig Westerberg (1918-1999), à la tête des forces de la Radio suédoise, dont il a été le chef de 1958 à 1983. Cet ardent défenseur des compositeurs de son pays (Alfven, Atterberg, Stenhammar…), mais aussi de Sibelius, laisse les voix investies des quatre solistes scandinaves et des chœurs se déployer dans un climat où leur rôle est essentiel dans le dépouillement. On ajoutera à ce panorama vocal, la véhémente Symphonie n° 12 de 1973, avec neuf poèmes tirés du Canto general de Pablo Neruda, dont l’évocation d’un massacre commis sur des manifestants à Santiago du Chili le 28 janvier 1946, d’où son sous-titre : La Mort dans le square. D’une durée de 55 minutes, elle offre à un chœur mixte, très sollicité, la transmission d’un message que Pettersson niera être politique cette fois, mais plutôt à considérer comme une image de l’histoire du genre humain autour de la cruauté de l’homme pour l’homme. La force hymnique de cette partition, qui laisse une lumière d’espoir dans sa conclusion, est parfaitement rendue par un double chœur suédois et le Symphonique de Norrköping dirigé avec ferveur par Christian Lindberg en mars 2019 et janvier 2020.
La musique de chambre, dominée par la partition des Sept Sonates pour deux violons de 1951, confiée au Duo Martin et Cecilia Gelland, totalise une centaine de minutes, avec une seule page brève pour piano, un Lamento de 2’ 17’’, que joue Daniel Hoppe, et moins d’une dizaine d’œuvres courtes faisant la part belle au violon. Un répertoire qui évoque parfois Bartók et se révèle moins contrasté que les symphonies, une poésie mélancolique et douce s’y mêlant. Les divers interprètes servent bien ces pages ; parmi eux, le violoniste Ulf Wallin, qui est le soliste des concertos pour violon déjà évoqués.
Reste le massif des 17 symphonies, dont la première, commencée en 1951, est demeurée inachevée, alors que deux courts fragments subsistent de la dernière, interrompue par la mort du compositeur. Nous avons reproduit plus avant un extrait du texte de la notice, qui synthétise cet ensemble de partitions - dont la majorité est en un seul mouvement et en tonalités mineures -, caractérisées par d’implacables pulsations, des motifs obsédants, de la polytonalité et de la polyrythmie, ce qui provoque souvent un impact physique et émotionnel sur l’auditeur. Au sein de ce qui s’apparente souvent à un gigantesque flux, la complexité, les dissonances, les blocs sonores, les tensions comme les clartés, le souffle, l’emploi de la percussion, les climax, nourrissent un univers qui se révèle la plupart du temps violent, noir et pessimiste, mais avec des plages de lumière qui viennent atténuer la densité d’un discours au sein duquel l’expressivité et le lyrisme, y compris dans la période expressionniste des symphonies médianes, se mêlent à une incandescence permanente.
Les symphonies 3, 7, 8, 10, 11 et 15 ont été confiées au Finlandais Leif Segerstam (°1944) ; il s’agit de gravures de la décennie 1990, les autres étant l’apanage du Suédois Christian Lindberg (°1958), dans des enregistrements à partir de 2010. C’est à chaque fois l’Orchestre symphonique de Norrköping que ces deux chefs, qui sont aussi compositeurs, entraînent dans les méandres petterssoniens, avec une conviction qui n'est jamais prise en défaut. On saluera le travail du second nommé, qui voue une véritable admiration à son compatriote et a sponsorisé des projets le concernant. L’écoute systématique des symphonies, dans leur ordre chronologique, est une aventure à expérimenter. Mais on peut privilégier les chefs d’œuvre que sont la Septième, avec ses contrastes exacerbés, créée par Antal Dorati en 1968 - il en a laissé un enregistrement pour Decca en 1972 -, ou la Huitième, en deux mouvements à la ligne flottante. Ou encore la Neuvième de 1970 aux styles variés ; elle correspond à une époque de l’aggravation de la santé de Pettersson, forcé à une longue phase d’hospitalisation. On y ajoutera la Douzième, avec les textes de Pablo Neruda. Chez Pettersson, de toute façon, rien n’est à négliger. Chaque mélomane y puisera sa part d’intensité, y compris dans les trois Concertos pour cordes.
Le coffret est complété par quatre DVD en bonus (310 minutes de visionnement au total), qui ajoutent à l’ensemble un réel intérêt. Le premier est consacré à l’inachevée Symphonie n° 1, à sa genèse, à la préparation et à l’exécution par Christian Lindberg de la version complétée, réalisée par ses soins. Il bénéficie de sous-titres en français. Les autres DVD consistent en films suédois des années 1970, avec sous-titres anglais : documentaires et entretiens avec le compositeur, qui permettent d’entrer dans la connaissance de la création, mais aussi de l’homme au quotidien. À cet égard, la longue séquence qui montre Pettersson contraint, en raison de sa maladie, à descendre un escalier à reculons, est très émouvante. On revit aussi avec lui l’atmosphère de son enfance misérable, on découvre divers témoignages de proches, et on assiste à une répétition de quelques minutes de la Symphonie n° 10, menée par Antal Dorati.
Cette édition exemplaire (qualité sonore, notice nourrie par une riche documentation en français, interprétations de référence, bonus pertinents) est un remarquable hommage rendu à la mémoire d’un passionnant compositeur.
Note globale : 10
Jean Lacroix
Chronique rédigée sur la base de l’édition SACD