Rome, 1707, motets et cantates du jeune Haendel : deux nouvelles parutions

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Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Dixit Dominus HWV 232. Nisi Dominus HWV 238. Laudate pueri HWV 237. Carolyn Sampson, Johanna Winkel, Viktoria Wilson, soprano. Alex Potter, alto. Hugo Hymas, ténor. Andreas Wolf, basse. Rias Kammerchor Berlin. Akademie für Alte Musik Berlin, dir. Justin Doyle. Août 2022, septembre 2023. Livret en français, anglais, allemand ; paroles en latin et traduction trilingue. 61’15’’. Harmonia Mundi HMM 902723

Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Ero e Leandro HWV 150. Tra le fiamme HWV 170. Armida abbandonata HWV 105. Tu del ciel ministro eletto [Il Trionfo del Tempo e del Disinganno HWV 46a]. Nardus Williams, soprano. Dunedin Consort, dir. John Butt. Janvier 2024. Livret en anglais ; paroles en italien et traduction en anglais. 60’17’’. Linn CKD 747

Ces deux récentes parutions viennent éclairer la période romaine du jeune Haendel, alors dans l’entourage des puissants cardinaux Ottoboni, Colonna et Pamphili, et de son mécène le marquis Francesco Ruspoli. C’est Carlo Colonna qui lui commanda les trois motets entendus sur l’album d’Harmonia Mundi, écrits pour les vêpres chantées aux cérémonies de la fête de Notre-Dame du Mont Carmel en juillet 1707. Moins fulgurante dans les versets animés que le récent enregistrement par Bart van Reyn (Passacaille, mai 2022), la direction de Justin Doyle convainc par sa lisibilité, sa cinétique équilibrée, que sert un Kammerchor virtuose mais un peu trop froid (Tu es sacerdos in aeternum ou la doxologie du Gloria patri) pour ces théâtralités latines sur le psaume 110.

Malgré son plantureux effectif d’une vingtaine de cordes, l’orchestre berlinois n’est pas en reste de vélocité, que ce soit dans les entrelacs contrapuntiques, les effets de conculcation du Judicabit in nationibus (2’32), ou l’irrépressible, aciculaire scansion de croches en basse continue (Dominus a dextris tuis) où le plateau vocal et choral dépeint avec zèle les rois brisés le jour de la colère divine. Pour les interventions solistes, on saluera Johann Winkel dans un Tecum principium aussi vibrant que direct, voire l’affectation d’Alex Potter dans Virgam virtutis tuae. Confié aux dames du Kammerchor, et non à un duo de soprano comme prévoient les partitions connues, la défluxion du De Torrente perd de son intimisme. On aurait apprécié que la notice nous renseigne sur cette performance practice. Malgré cette curiosité, cette intimidante fresque n’est pas trahie : voilà une brillante alternative aux admirables réalisations de Mark Minkowski (Archiv, juin 1998) et de John Eliot Gardiner avec ses troupes monteverdiennes (Erato, 1977), à notre sens insurpassé, pas même par son remake pour Philips.

C’est encore une nette lumière qui clarifie cette lecture du Nisi Dominus, où Hugo Hymas n’en rajoute pas dans Vanum est vobis et Beatus vir : la simplicité du ton correspond parfaitement au texte de ces deux airs. Le ressort illustratif du Sicut sagittae et son allégorique figuralisme des flèches trouvent en Andreas Wolf un avocat impliqué. Enclos dans l’éloge aux bienfaits, le Laudate pueri répond à un format plus chambriste, délicat (hautbois en appoint des archets) et un contenu plus univoque. On goûtera quelques moments de grâce tissés par le continuo de l’Akademie für Alte Musik (Suscitans a terra). L’oreille se gratifie d’un chœur impeccable. Pourtant, les micros semblent au chevet de la soliste anglaise. Comme hier sa consœur écossaise Isobel Buchanan en méforme avec Stephen Cleobury (Decca, 1986), Carolyn Sampson en voix courte et pâle ne semble pas trouver les clés techniques et expressives de ce psaume 112. Une contreperformance qui gâte quelque peu le talent de ce CD, dont le programme était armé pour faire référence dans cette trilogie romaine. Dommage car la captation, aussi spacieuse que précise, gravée à niveau raisonnable (ce qui est hélas de moins en moins fréquent), n’en était pas le moindre atout.

Inversement, la prise de son mate et plutôt ingrate réalisée dans le Surrey au Menuhin Hall étrique un Dunedin Consort déjà en soi un peu rêche, et ne flatte guère la prestation proposée par le label Linn, consacrée à trois cantates sur des sujets mythologiques. Elles datent du même séjour italien (1707-1710). On ne sait si la notice signée de John Butt relève de l’envahissante mode des gender studies, mais on lira avec grand intérêt son analyse du mode expressif et fonctionnel de ces trois œuvres où les deux héroïnes (Armida, Ero) succombent à des élans de passion, où la structure se plie à des irrégularités formelles sondées par la musicologue Ellen Harris.

Une symbolique du trouble de l’âme, de l’agitation des sentiments, où la mer déchaîne ses tempêtes et noie les amants, avec pour moteur la soif de vengeance ou pour exutoire l’aspiration au suicide. Une mimesis qui s’incarne dans des incarnations à la première personne, là où l’évocation du mythe masculin d’Icare (Tra le fiamme) nous distancie de la folle arrogance par le recul narratif, tant dans les arias que les récitatifs. Outre ces stéréotypes sexués, la notice souligne un autre contraste, entre la morale professée par les prélats, et le luxe, la mondanité des mêmes cénacles pontificaux, auxquels le « Caro Sassone » offrit son écriture fiévreuse et sensuelle.

Remarquée dans le rôle-titre de l’oratorio Esther au London Handel Festival deux mois après ces sessions de janvier 2024, Nardus Williams empoigne avec ardeur ces trois échantillons de drama da camera, à contrecourant de la studieuse application hier d’une Emma Kirkby dans Tra le fiamme (L’Oiseau Lyre, 1984) et Armida (Emi, 1988). Aucune situation psychologique ne la verra indifférente, aucune exigence vocale ne la verra fléchir, et on salue le constant investissement de la soprano anglaise dans ces emplois émotionnellement et techniquement éprouvants. On devra cependant s’habituer à ce timbre fruste, fuligineux, qui semble coincé entre gorge et tête, à ces harmoniques qui ne demanderaient qu’à jaillir mais qui moirent l’émission ancrée dans le medium. Malgré cette palette sombre et incarcérée dans une tessiture qui semble briguer le mezzo, un tempérament de tragédienne s’impose, et saura impressionner par la flamme noire instillée à ces brûlantes prémices de Haendel à la cour romaine.

Christophe Steyne

Harmonia Mundi = Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 6 à 9,5

Linn = Son : 7,5 – Livret : 8 – Répertoire : 8-9 – Interprétation : 8,5

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