Sandrine Piau, transparences lumineuses et miroitements
Reflet. Hector Berlioz (1803-1869) Les Nuits d’été : Le Spectre de la rose. Henri Duparc (1848-1933) : Chanson triste ; L’invitation au voyage. Charles Koechlin (1867-1950) : 4 Poèmes d’Edmond Haraucourt, op. 7 n° 2 : Pleine eau et n° 4 : Aux temps des Fées ; 3 Mélodies op. 17 n° 3 : Épiphanie. Claude Debussy (1862-1918) : Suite bergamasque : Clair de lune, orchestration André Caplet ; 6 Épigraphes antiques, n° 6 : Pour remercier la pluie au matin, orchestration Ernest Ansermet. Maurice Ravel (1875-1937) : 3 Poèmes de Stéphane Mallarmé. Benjamin Britten (1913-1976) : 4 Chansons françaises. Sandrine Piau, soprano ; Orchestre Victor Hugo, direction Jean-François Verdier. 2022. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes des mélodies inclus, avec traduction anglaise. 57’ 05’’. Alpha 1019.
Dès l’enfance, j’ai été fascinée par la lumière, par sa beauté incandescente et sa fugacité. La musique m’a attirée avec la même force, dévoilant un autre versant de ma construction personnelle : la synopsie, plus poétiquement « l’audition colorée ». C’est par l’aveu de cette forme de synesthésie dont elle est dotée que Sandrine Piau exprime, dans une note à lire avant audition, la genèse du présent album intitulé « Reflet ». Cette synopsie s’accompagne d’émotions picturales par le biais de reproductions de tableaux d’œuvres de William Blake, Claude Monet et Paul Klee, comme cela avait été le cas pour le programme Clair-Obscur, déjà pour Alpha, dont nous nous sommes fait l’écho le 10 avril 2021. On trouvait alors, réparties dans la notice, des images picturales de Georges de La Tour, Braque, Picasso ou Klimt, qui illustraient un paysage de mélodies allemandes (Zemlinsky, Berg, Richard Strauss). À un peu plus de deux ans de distance, cette alliance d’émotions musicales et picturales fait de ces deux albums un diptyque d’une beauté que l’on qualifiera d’enchanteresse.
La cinquantaine épanouie, Sandrine Piau semble faire fi du temps qui passe : sa voix conserve toute sa finesse, sa subtilité et sa fraîcheur, et l’interprète fait la démonstration d’une capacité de nuances infinies et d’une émission franche, marquée par la légèreté. Dès l’entame de ce récital, élaboré avec une intelligence sans failles, la séduction agit, mais elle fait regretter qu’il n’y ait qu’une seule des Nuits d’été de Berlioz, alors que le Spectre de la rose de Sandrine Piau est si envoûtant. On se console tout de suite du manque, car les deux mélodies de Duparc qui suivent débordent d’intimité (Chanson triste d’Henri Cazalis), puis de sensualité (ah, cette Invitation au voyage baudelairienne, si bien servie !), avant trois bijoux peu courants de Koechlin. Celui-ci enrobe avec délicatesse la poésie parnassienne, extatique et ondulante d’Edmond Haraucourt (Pleine eau et Aux temps des Fées), ou celle, empreinte de mysticisme, de l’Épiphanie de Leconte de Lisle, que la cantatrice peaufine avec un art consommé. On baigne dans l’émerveillement.
Celui-ci se prolonge avec le Soupir (dédié à Stravinsky en 1913) que pousse Ravel à travers Mallarmé et sa poésie mystérieusement automnale, puis dans le Placet futile (pour Florent Schmitt) du même poète, avec son atmosphère d’amour trouble, et dans Surgi de la croupe et du bond (pour Satie), avec son côté hermétique. Sandrine Piau s’accapare la part transparente de l’écriture musicale, où, selon ses propos, telle une chimère, vers et musique se mêlent en une réciprocité troublante. La cantatrice joue de cette sorte de duplicité avec un plaisir évident. On ne s’attend pas à rencontrer Britten pour clôturer ce récital. En pleine adolescence (il a quatorze ans lorsqu’il compose les 4 Chansons françaises), l’Anglais s’inspire de Victor Hugo, sans emphase (Nuits de juin et L’enfance), et de Verlaine, avec une évidente simplicité (Sagesse et Chanson d’automne). Ces mélodies, qui montrent une précoce maîtrise du phrasé, trouvent une place naturelle dans un ensemble séduisant, dont on sort avec le sentiment global d’avoir participé presque charnellement à une aventure investie par la lumière et les couleurs infinies dont elle se pare.
L’Orchestre Victor Hugo de Bourgogne Franche-Comté et son chef Jean-François Verdier, qui étaient déjà de la partie dans l’album Clair-Obscur, cisèlent ce parcours avec un raffinement de chaque instant, offrant au chant un précieux écrin. On apprécie les qualités instrumentales dans les deux moments debussystes sans voix : Clair de lune, orchestré par André Caplet, et la sixième Épigraphe antique, par Ernest Ansermet, viennent s’insérer entre les mélodies avec grâce et élégance, dans une atmosphère chambriste qui prend toute sa signification. On ne dissociera pas ce superbe album de Clair-Obscur, son indispensable autre face ! Les deux forment un diptyque de haut niveau.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix