Bach et création contemporaine : une fresque cosmogonique à l’Orgelpark

par

Trevor Grahl (*1984) : Of Ancient Days. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sei gregrüsset, Jesu gütig BWV 768. Trevor Grahl, Francesca Ajossa, orgues Utopa et Sauer de l’Orgelpark d’Amsterdam. Janvier 2023. Livret en anglais, néerlandais. TT 54’00. Cobra Records 0089

L’Orgelpark d’Amsterdam abrite plusieurs instruments qui reflètent différentes esthétiques, correspondant aux principales écoles de l’histoire de la facture européenne. Comme son nom le suggère, l’Utopa Barockorgel, inauguré en mars 2018 et dérivé du Hildebrandt de la Wenzelskirche de Naumburg (1746), permet l’interprétation du répertoire germanique du XVIIIe siècle. Quant à lui, le Sauer construit pour le compte de cette firme par Karl Ruther en 1922 s’avère propice au répertoire post-romantique et symphonique allemand. Outre leur propre console, un dispositif numérique permet de conjoindre les ressources de ces deux buffets et d’en tirer de vastes effets acoustiques, contrôlées par informatique, dont les possibilités sont détaillées sur ce guide d’interface (en anglais) et cet autre tutoriel (en néerlandais).

Cet « hyperorgue » à réalité augmentée alimente la fresque que nous entendons en ce disque, conçue par Trevor Grahl, natif de l’Ontario, qui étudia à la McGill University, à l’Université de Californie, et au Conservatoire d’Amsterdam. Il enseigne au Conservatoire de La Haye et exerce comme assistant artistique à l’Orgelpark. Baptisée « Des jours anciens », cette épopée renvoie au fondement du récit de l’Ancient Testament et plus particulièrement à la création du monde relatée dans le Livre de la Genèse, quand Dieu extirpe l’univers des ténèbres. Un CD de Loïc Mallié et Karsten Dobers (Ad perpetuam memoriam, Hortus, 2021), lui-aussi enregistré à l’Orgelpark, avait déjà entrecroisé le Cantor avec la veine moderne et d’aujourd’hui. Le présent disque va plus loin en instaurant une double-dialectique qui structure ce programme : alternance nocturne et diurne, et dialogue entre l’imaginaire de Trevor Grahl et le Sei gregrüsset, Jesu gütig de Johann Sebastian Bach. Ce recueil est joué sur l’orgue baroque du lieu par la jeune et talentueuse Francesca Ajossa, que nous avions saluée pour son remarquable album consacré à l’orgue de Sardaigne (Tactus, 2017).

Cliquetis à nu des aimants, vents qui se lèvent de partout par le souffle indifférencié des tuyaux, saturant l’espace sonore et l’empire des temps primordiaux, précèdent l’introduction de la Choralpartita puis le Fiat Lux où l’auteur nous livre sa première réflexion sur l’entreprise divine. L’intelligent livret de John Fallas détaille chaque étape de cette trajectoire dramatique en six jours et six nuits, qui se conclut par l’apparition de l’humanité. Soulignant quelques paradoxes narraturgiques, à rebours de la chronologie : ce tribut d’ingénierie contemporaine ne préexisterait-il pas à l’œuvre de Bach, comme un fonds la rendant possible ?

Au-delà de la stricte évocation mythologique, les ingrédients de Trevor Grahl interrogent ainsi l’eschatologie, et s’inscrivent en faux de toute glorification démiurgique au gré de leur préoccupation environnementale, tel l’épuisement des ressources naturelles. Ainsi l’émanation des gaz atmosphériques dans Echo Sphere, dont les ressorts de réverbération et d’attaques décalées dans un volume clos peuvent, par télescopage anachronique, questionner sur les conséquences délétères de l’action humaine dans le firmament des origines. L’uchronie pourrait virer à la dystopie, mais la philosophie de l’œuvre s’en tient plutôt à la sensibilisation. Après le bestiaire du cinquième jour, voilà une phonotopée de sirènes, de tocsins stylisés, de gazouillis à la respiration affolée avant de s’apaiser dans de fantasmatiques rengaines. Référence non créditée, on y perçoit une allusion à la Crucifixion de la Symphonie-Passion de Marcel Dupré (1886-1971) : curieuse intrusion, à peine ambiguë certes, dans la perspective d’un nouveau monde non inviolé mais où se plante déjà l’inquiétante ombre du calvaire. « Un mauvais rêve » se demande en tout cas la notice, qui ne ferme aucun débat axiologique.

Sabbatique septième jour. En sa dernière page, la partition reproduit visuellement et offre au regard de l’auditeur in situ un relevé des températures mondiales en 2018, interpellant sur le dérèglement climatique et plus largement sur le règne dévoyé de l’anthropocène. Sans être fanatique des ambitions situationnistes et des prétentions écologistes qui peuvent frelater la démarche artistique, auxquelles l’invention acoustico-musicale de Trevor Grahl ne saurait heureusement se résumer, on doit admettre que le résultat nous emporte dans un imaginaire puissant, à l’aune du sujet biblique qui l’inspire. La splendide captation contribue d’évidence à la vigueur de cette exploration. Même si, avant de convaincre, l’incursion du chapelet des Variations BWV 768 pourra décontenancer au premier abord : une nécessité s’affirme voire se corrobore. Fût-ce malicieusement, comme quand Emil Cioran (1911-1995) assénait « sans Bach, la théologie serait dépourvue d'objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu. »

Christophe Steyne

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire & Interprétation : 10

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