Schumann et ses masques, retanné au clavier de Sergey Tanin 

par

Robert Schumann (1810-1856) : Davidsbündlertänze Op. 6. Toccata Op. 7. Arabeske Op. 18. Faschingsschwank aus Wien Op. 26. Sergey Tanin, piano. Décembre 2022. Livret en allemand, anglais, français. TT 71’24. Prospero PROSP0092

Un segment de lune au dur regard cerclé, sourcil froncé, d’un éclat métallique, acéré comme une lame de faucille ; reclus dans sa bulle, un vaporeux quartier à l’œil hagard, dont la pupille dilatée luit du même bleu outremer que le costume affiché dans les pages d’un livret qui n’a pas laissé le design au hasard : commandée à l’artiste suisse Francisco Sierra, l’illustration sur la pochette évoque « l’énergie impulsive de Florestan et le lyrisme contemplatif d’Eusebius » selon les mots du pianiste. Ces deux personnages de l’imaginaire schumannien, qui dichotomisent son univers musical, influencent aussi la construction du programme, dans une sorte de symétrie croisée : le théâtre intérieur des Davidsbündlertänze confronté à la superficielle exubérance du « Carnaval de Vienne », la rêveuse Arabeske opposée à la loquace Toccata. Une mise en abyme conforme au monde bipolaire du compositeur allemand, où les apparences trompent, les contraires se mêlent et se répulsent, où aucune joie n’est indemne de fêlure intime, aucune introversion ne résiste longtemps à extérioriser son trouble.

Dans l’opus 6, on peut choisir d’exalter le contraste entre les deux visages antinomiques (le fougueux Jonathan Biss chez Emi, la vertigineuse Catherine Collard chez Erato, traquant toute névrose), de creuser la psychologie (l’acuité de Charles Rosen chez CBS, le lucide brio de Maurizio Pollini chez DG). Ou inversement réunifier les masques de Janus, tenter de réconcilier les frères ennemis sous un substrat commun, ce qui n’exclut ni la densité signifiante de Claudio Arrau (Philips) ni la profondeur de caractérisation d’un Wilhelm Kempff (DG). Sans trahir les ambivalences, l’approche de Sergey Tanin nous semble relever de cette seconde option fédératrice, et fondamentalement bienveillante, dans le sillage de Geza Anda (DG). Preuve dès le Lebhaft initial où les héritiers gémellaires de Vult et Walt s’exposent sans outrer la dualité des rôles, sans exagérer les dynamiques. Leurs portraits respectifs n’y sont ensuite pas exacerbés : on a certes déjà entendu un Innig mieux soupesé, un Mit Humor plus fanfaron. Réciproquement, c’est un peu du sourire malicieux de Florestan qui s’invite dans le Zart und singend, comme un pervers rictus viendrait vicier cette placide coda.

Autre Preuve dans le Balladenmässig qui se préserve du vain élan, comme si le taciturne Eusebius en réfrénait l’impulsion. Preuve encore dans les ondoyants arpèges du no 15, que Sergey Tanin aborde non comme déferlement impétueux (réentendre la tempétueuse Catherine Collard), mais subtilement rubatisé, presque alla Chopin, distillant un chant délicatement césuré. Preuve toujours et enfin dans le Wie in der Ferne, où Sergey Tanin sonde les individualités (quels appogiatures et arpègements !), interroge les altérités, brouille les identités (toute une alchimie de la métamorphose dans son habileté à gérer syncopes et retards !), comme pour mieux révéler combien l’un est l’autre. En mutant les humeurs par un suprême art de la transition : spasmatique nach und nach schneller (3'03) qui débouche sur un ritardando (3’31) modérateur et philosophe, comme le confrère hongrois en mai 1966 avait fourni l’exemple. Dans le cosmos cyclothymique de ces Davidsbündlertänze, Sergey Tanin aura réussi une ambassade diplomatique, au fond sous l’emprise du sage Eusebius.

Dans la lignée des grands virtuoses russes, où s’adonnèrent les exploits de motricité d’un Simon Barere, l’artiste natif de Yakoutie ne manque pas de doigts dans le tapage à perpétuité de l’opiniâtre Toccata, qu’il apprivoise cependant sans sécheresse analytique, avec ce qu’on peut de variété dans les relances et de nuance dans le toucher. Pour l’élégante Arabeske, ce bis favori des salles de concert, prisé naguère par de fins stylistes comme Arthur Rubinstein ou des pétrisseurs d’ivoire comme Vladimir Horowitz, on croit ici la redécouvrir malgré les innombrables versions qui persistent en mémoire : Sergey Tanin infuse une invention narrative qui nous soustrait à la routine, dans les couplets imagés avec une confondante poésie et notamment en l’épilogue qu’il parvient à transcender, enchérissant sur la magie de cette conclusion étoilée.

Dans l’Allegro du Faschingsschwank aus Wien, Sergey Tanin déploie à gros bouillon un décor de liesse fragmenté de flonflons, comme autant de flagrantes tranches de vie, entre valses et ländler, moins zesté d’amertume que Maria João Pires (DG), mais répondant à cette cénesthésie du coup qu’invoquait Roland Barthes (Rasch, Paris, Seuil, 1975) : « ce qu'il faut, c'est que ça batte à l'intérieur du corps, contre la tempe, dans le sexe, dans le ventre, contre la peau intérieure ». Les sinistres modulations (3’18) distillent leur dose de venin, injectent les grotesques dissonances (4’05, après le crépitant sF de la mesure 212), convulsent l’harmonie, ébrèchent les sourires, avec le même sens du tragique qu’un Arturo Benedetti Michelangeli (DG), –une référence s’il en est. Dans la Romanze, tendre alcôve nichée dans la turbulence des bals, ici courtisée avec une exemplaire distinction, et même dans l’obsessive et goguenarde rengaine du Scherzino dont il contourne les facilités : l’interprète se montre non moins inspiré. Certes, à son clavier, l’Intermezzo s’avère peut-être moins agacé que ne voudraient ces pages éperdues (réentendre Éric Le Sage chez Alpha, ou Sviatoslav Richter chez Emi), mais on sait depuis ses Davidsbündlertänze que Sergey Tanin n’entend pas se laisser abuser par la déréliction. Se permettant, quand il faut, de refouler les facticités. Ce qui nous vaut un Finale qui a tout de la vélocité et de l’exultation qu’on y attend, sans céder à la dispersion. Quelle continuité dans la dramatisation : une apothéose !

Accomplie et prometteuse, cette anthologie réclame une suite. On ne saurait trop espérer que le label Prospero tende ses micros à d’autres Schumann de Sergey Tanin. Surtout quand la prise de son s’avère aussi charnue et équilibrée que cette captation zurichoise, magnifiant la plénitude d’un instrument saturé de couleurs fortes et velouteuses. Pour commencer, on ne lui confierait peut-être pas les cycles les plus abimés et sulfureux comme les Gesänge der Frühe ou les Kreisleriana. Mais d’abord Humoreske ou la vaste Fantaisie où l’on sent le jeune Sibérien capable d’investir et revisiter le long souffle de cet opus 17 par un heureux syncrétisme dont ce disque a divulgué le secret. Une recette sensuelle et ajustée, avec çà et là une touche de préciosité qui rappelle les trop rares Schumann de Radu Lupu (Decca). Dans un répertoire pourtant rebattu, voilà longtemps qu’on n’avait admiré pareil succès.

Christophe Steyne

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10

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