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Cette année, le monde de la musique célèbre le Centenaire de la naissance du corniste Dennis Brain. Décédé prématurément dans un accident de la route en 1957, le musicien britannique est toujours considéré comme le plus grand praticien du cor d’harmonie de l’Histoire de l’Instrument. Il est un modèle absolu pour tout corniste et il ne cesse d’inspirer toutes les générations. Dans ce cadre, le brillant et jeune corniste anglais Ben Goldscheider lui consacre un album en hommage.
Dennis Brain est né il y a 100 ans. Pourquoi est-il toujours aussi important dans l'histoire du cor français ? En quoi reste-t-il une sorte de modèle absolu pour toutes les nouvelles générations de cornistes ?
L'importance durable de Dennis Brain réside dans le travail qu'il a effectué avec les compositeurs de son époque ainsi que dans le fait qu'il a popularisé le cor en tant qu'instrument solo. Ses collaborations avec des musiciens tels que Benjamin Britten et Sir Malcolm Arnold, par exemple, ont ouvert de nouvelles voies pour l'instrument, qui ont perduré jusqu'à aujourd'hui. La période romantique a été plutôt stérile, tant en termes de compositions solistes pour le cor que de cornistes jouant en tant que solistes. Ce que Brain a fait, c'est raviver l'excitation autour du cor que l'on avait connue à l'époque de Mozart, Beethoven et Haydn, en attirant l'attention sur l'instrument non seulement comme "l'âme de l'orchestre" comme le décrivait Schumann, mais aussi comme instrument soliste. À cet égard, ma carrière personnelle a été fortement influencée et inspirée par son héritage.
On lit souvent que Denis Brain est le fondateur de l'école anglaise de cor. Cette notion d'école anglaise a-t-elle un sens pour vous ? Si votre réponse est "oui", quelles seraient les caractéristiques de l'école de cor anglaise ?
Oui, absolument ! L'école de cor anglaise a une lignée de joueurs tout à fait remarquable. Il n'y avait pas seulement Dennis Brain, il y avait aussi Barry Tuckwell, Richard Watkins, Michael Thompson et David Pyatt, pour n'en citer que quelques-uns. Ce qui unit vraiment ce groupe de musiciens, c'est la remarquable personnalité et le caractère qu'ils avaient dans leur jeu. Ce ne peut être une coïncidence si Hollywood s'est tourné vers Londres pour ses célèbres sons de cor !
La pianiste Aline Piboule fait paraître un album consacré à des raretés du répertoire pianistique français composées par Gustave Samazeuilh, Abel Decaux, Pierre-Octave Ferroud et Louis Aubert. Cet album est publié par le label du Printemps des Arts de Monaco, qui, passant les difficultés, continue de proposer des parutions et des concerts alléchants malgré la situation.
Vous publiez un album consacré à des œuvres pour piano des plus rares, de Gustave Samazeuilh, Abel Decaux, Pierre-Octave Ferroud et Louis Aubert. Comment avez-vous conçu ce programme ?
J'adore passer des heures sur internet à chercher des musiques peu jouées, à les déchiffrer, à concevoir des programmes sortant de l'ordinaire, à mélanger classique et contemporain, à tisser des liens peu évidents au premier abord entre les oeuvres... Mais, rendons à César ce qui lui appartient : le programme de ce disque a été conçu par Marc Monnet, compositeur et directeur artistique du festival le Printemps des Arts de Monte-Carlo ! Nous avons en commun cette envie qu'il n'y ait pas de frontières dans l'écoute de la musique, d'habituer les publics à écouter de tout et à continuer de défricher des sentiers peu arpentés. Il connaissait mon intérêt tout particulier pour la musique française (trois de mes disques lui sont consacrés !) et il m'en a donc proposé l'interprétation. Le projet était un récital à l'Opéra Garnier de Monaco pour l'édition 2020 du Printemps des Arts, puis de l'enregistrer à l'Auditorium Rainier 3 quelques mois plus tard. Je connaissais certaines partitions pour les avoir écoutées il y a longtemps mais d'autres, comme les pièces de Ferroud, m'étaient totalement inconnues. Une grande découverte !
Ces compositeurs sont restés dans l’ombre de leurs contemporains célèbres : Ravel, Debussy, Poulenc... Quelles sont les caractéristiques stylistiques de ces différentes partitions ?
Ces compositeurs de l'ombre participaient à la vie musicale de leur époque et ils étaient sûrement moins méconnus qu'aujourd’hui. Ils ont même sûrement influencé des confrères de leur temps que nous considérons désormais comme des génies. Je pense que leurs écrits ont tout à fait pu infuser dans d'autres partitions.
C'est un programme très riche car ces compositeurs n'ont pas du tout le même langage ni le même univers ! La musique qui me fascine le plus sur cet album est celle de Decaux, un organiste qui n'a quasi écrit que ces Clairs de lune. Un chef-d'œuvre ! C'est une musique qui me fait penser au romantisme noir en peinture, l'ambiance est inquiétante, presque morbide. On entend tout en noir et blanc ! On est presque assourdis par les douze coups de minuit dans l'extrême grave du piano dans Minuit passe, on a la sensation affreuse d'être suivi dans La ruelle, nous nous retrouvons bien seuls dans Le Cimetière, face à cette montée extraordinaire de la lune dans le ciel, quand tout devient lumineux mais toujours en noir et blanc. Dans La mer, nous ne sommes loin d'être dans De l'aube à midi sur la mer (La mer de Debussy) avec ses multiples éclats de lumière ; ici la lune n’éclaire une mer sombre et opaque que très fugitivement. C'est l'époque de la découverte de la psychanalyse, de l'inconscient, et je ne sais pas si Decaux connaissait les écrits de Freud, mais l'univers de sa musique esthypnotique, impalpable et nous emmène dans les profondeurs. Il a été visionnaire dans son écriture quand on pense que le Pierrot lunaire de Schönberg a été écrit une dizaine d'année plus tard. Mais il ne faut pas oublier que le premier à avoir semé la graine de l'atonalisme, bien plus tôt, était Franz Liszt ! La Lugubre gondole date de 1882-83 ! Qui sait ce qu'aurait écrit Liszt s'il avait vécu encore un peu... Et qui sait, au fond, pourquoi Abel Decaux n'a pas souhaité continuer de composer après ses Clairs de lune ?
Dans un tout autre genre, Pierre-Octave Ferroud a écrit les trois Types qui sont des caricatures : le Vieux beau, la Bourgeoise de qualité, et le Businessman. C'est une musique à la fois drôle dans le caractère et très complexe d'un point de vue de l'écriture !
Samazeuilh et Aubert ont écrit des musiques plus impressionnistes. Pour moi, le premier serait dans la lignée de César Franck, à la lumière orientalisante, et le deuxième de Franz Liszt. Les couleurs, la lumière, la nature priment.